Commémorer Thiaroye à l’école, ou comment ne plus torpiller le 1er décembre ?

Depuis 2024, le président de la République Bassirou Diomaye Diakhar Faye manifeste un intérêt pour la réhabilitation d’événements et de figures historiques du patrimoine national. La commémoration de Thiaroye 1944 s’inscrit dans la continuité de cette vision, avec un souci de renouveler le récit national et d’associer mémoire et réflexion historique. Le président de la République a saisi l’occasion des 80 ans de cet événement pour inviter des historiens à (r)établir la «vérité historique» sur cette tragédie. Après près d’un an de travail, le Comité national mis en place, à cet effet, a rendu ses résultats. Ce document s’attache à établir un bilan historiographique sur le massacre de Thiaroye, à identifier ses dits et non-dits, à mettre à nu les tentatives de falsification et à montrer les limites d’un récit fabriqué sur les bords de la Seine. Un Livre blanc qui n’est pas aussi blanc qu’on pouvait s’y attendre, tellement les zones d’ombre subsistent encore du fait des difficultés liées à l’accès aux sources documentaires. Malgré les limites inhérentes à tout projet scientifique, il faut reconnaître que ce travail est une première au Sénégal, puisqu’il s’agit du premier récit officiel d’un gouvernement africain sur le massacre des Tirailleurs sénégalais. Il pose déjà les jalons d’un discours alternatif sur cet épisode douloureux et controversé de notre passé colonial.
Pour accompagner ce mouvement, le ministre de l’Education nationale a diffusé une circulaire demandant de renforcer l’enseignement de l’histoire des Tirailleurs sénégalais et de promouvoir une représentation juste et décolonisée de l’Afrique dans les programmes scolaires. Pour marquer la commémoration du 81ème anniversaire du 1er décembre 1944, les élèves de toutes les écoles, collèges et lycées (privés et publics) du Sénégal, ont pour la première fois été associés à la commémoration de cet événement majeur dans l’histoire du Sénégal.
Commémorer Thiaroye à l’école, c’est se souvenir et transmettre la mémoire d’un événement traumatique qui unit la communauté nationale autour de valeurs communes, tout en s’inscrivant dans une mémoire africaine et mondiale du combat pour la dignité. Thiaroye symbolise tout autant la violence et l’injustice coloniales que le combat pour la dignité et la justice des Tirailleurs sénégalais, et plus largement des Africains colonisés. Commémorer Thiaroye à l’école, c’est ainsi s’incliner devant leur mémoire, la transmettre et s’en inspirer pour mener les combats d’aujourd’hui. C’est aussi l’occasion de rappeler aux anciens et de permettre aux jeunes de connaître leur histoire et d’incarner les valeurs de dignité et de justice qu’ils ont défendues. Commémorer Thiaroye à l’école, c’est enfin répondre à un réel besoin de mémoire et d’histoire qui voudrait que nos imaginaires façonnent une histoire vivante, et profondément nôtre.
La commémoration du massacre de Thiaroye à l’école contribue ainsi aux objectifs de l’éducation nationale fixés par la loi d’orientation de 1991 : «Promouvoir les valeurs dans lesquelles la nation se reconnaît.» Elle contribue également à la mission du comité de commémoration mis en place par le Premier ministre Ousmane Sonko et dirigé par le Professeur Mamadou Diouf. Les pouvoirs publics ont un rôle majeur à jouer dans les choix à opérer de ce qu’il faut enseigner et commémorer afin de former des citoyens sénégalais conscients et les humanistes de demain. Cependant, la liberté pédagogique reste essentielle pour empêcher toute velléité d’instrumentalisation et de réécriture de l’histoire par le politique : les enseignants doivent pouvoir choisir la manière dont ils enseignent. D’ailleurs, nombre d’entre eux n’ont pas attendu la circulaire du Ministre de l’éducation nationale (Men) du 26 novembre 2025 pour enseigner l’histoire du massacre de Thiaroye.
Cette première édition de la commémoration du massacre de Thiaroye à l’école mérite d’être saluée, même si l’on peut regretter la précipitation avec laquelle elle a été organisée. Quelques jours à peine avant le 1er décembre, des fiches pédagogiques ont circulé en direction des acteurs sur le terrain, sans réellement prendre en compte les réalités dans les établissements scolaires. Les enseignants ont dès lors dû improviser et faire avec les moyens du bord.
L’idée de dérouler la leçon à 8h dans toutes les classes n’a ainsi pas pu être appliquée partout. Si dans le cycle primaire, les instituteurs sont habitués à enseigner toutes les matières, au collège et au lycée, certains enseignants n’ont pas souhaité assurer une leçon qui ne relève pas de leur spécialité. Dans un lycée de la région de Fatick, seuls les professeurs de français, de philosophie et d’histoire-géographie ont été mobilisés. Dans un lycée de la région de Thiès, après concertation, il a été décidé que la leçon ne serait dispensée que par des professeurs d’histoire-géographie, chacun dans ses classes respectives tout au long de la semaine. Dans un lycée de la région de Kaolack, le professeur d’histoire et de géographie a fait le tour des différentes classes, leur consacrant une vingtaine de minutes à chacune. Par ailleurs, beaucoup d’enseignants ont dispensé le cours sans recourir aux supports envoyés trop tardivement pour être reproduits. Dans un lycée de Dakar, l’administration n’ayant pu fournir qu’un exemplaire par classe, l’enseignant a dû demander aux apprenants de faire eux-mêmes les photocopies.
Le modèle de fiche pédagogique n’est de surcroît pas adapté à ce type de commémoration. Une «leçon de vie» reposant sur un ou deux documents, quelques consignes pour guider l’échange avec les élèves, une mise au point scientifique sur la question à destination de l’enseignant, et des pistes de réflexion, aurait été bien plus pertinente. Quelle que soit leur discipline, les enseignants peuvent en effet dérouler une telle leçon. Ces dysfonctionnements rappellent la nécessité de travailler de manière coordonnée et inclusive, en s’appuyant sur les institutions et acteurs dont c’est la mission.
Une commémoration n’a en outre de sens que si en amont les élèves ont travaillé en classe sur l’événement en question. Cette première journée de commémoration est, dès lors, à prolonger à travers la réforme des programmes scolaires tant attendue. Il existe certes des espaces dans le programme scolaire où les élèves apprennent l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Mais, il y a un manque de cohérence à vouloir faire cette leçon par anticipation. Il convient également de rappeler que les contenus pédagogiques enseignés aux élèves émanent des résultats de recherches historiques et des travaux de didacticiens en histoire, après validation des commissions d’inspecteurs généraux de l’Education et de la formation. Ils ne sauraient, pour cette raison, être mis à la disposition des enseignants sans ce préalable indispensable.
Pour un impact plus durable, la transmission d’outils pédagogiques devrait nécessairement être précédée de la formation des enseignants, lors d’ateliers organisés dans les établissements scolaires ou au niveau académique. Osons enfin espérer que ces ressources trouvent leur place dans un manuel scolaire numérique sur les Tirailleurs sénégalais, produit en collaboration entre historiens spécialistes de la question, enseignants, didacticiens de l’histoire et techno-pédagogues.
Un bilan des actions menées cette année permettra d’identifier les succès et les limites de cette entreprise, et ainsi mettre en place un dispositif pérenne. S’il est vrai que la mémoire est essentielle pour la prise de conscience patriotique et panafricaine, il n’en demeure pas moins que la future réforme des programmes d’histoire devra s’affranchir du temps politique, et s’inscrire dans le temps de l’Histoire, en tenant compte de ses exigences scientifiques.
Dr Mamadou Yéro BALDE, historien (Fastef, Ucad), ancien professeur de lycée
Dr Cheikh KALING, historien, (Fastef, Ucad), ancien professeur de lycée
Dr Céline Labrune BADIANE, historienne (Item, Ens/Cnrs) et enseignante au lycée
Dr Mouhamadou Moustapha SOW, historien (Flsh, Ucad), ancien professeur de lycée

