Depuis plusieurs mois, le Sénégal est engagé dans des négociations complexes avec le Fonds monétaire international (Fmi), à la suite de la mise en évidence d’un niveau d’endettement jugé excessif. Cette qualification peut sembler paradoxale au regard de comparaisons internationales souvent avancées : comment considérer comme excessif un taux d’endettement d’environ 120% du Pib, quand le Japon supporte un ratio supérieur à 250% sans crise majeure ? A l’inverse, des pays comme l’Argentine, la Zambie, le Ghana ou le Mozambique ont traversé de graves crises financières avec des niveaux d’endettement parfois inférieurs à ceux du Japon et d’autres pays occidentaux. Le cas de l’Argentine est emblématique puisque son endettement était à moins de 50% de son Pib.
La clé de lecture de ce paradoxe réside moins dans le niveau nominal de la dette que dans sa structure monétaire. Les pays capables de soutenir durablement des ratios élevés ont contracté l’essentiel de leur dette dans leur propre monnaie, ce qui leur confère une marge de manœuvre macroéconomique importante. A l’inverse, le Sénégal porte une dette largement libellée en devises étrangères, ce qui rend son taux d’endettement effectivement excessif, car il génère une vulnérabilité permanente aux chocs externes, à la volatilité des taux de change et à l’érosion des réserves de change.
Dans ce contexte, le service de la dette constitue le cœur des négociations avec le Fmi dont l’objectif prioritaire est d’éviter un défaut de paiement. Parmi les mesures classiquement mises en avant, figure la suppression de certaines subventions, en particulier dans le secteur de l’énergie.
La suppression des subventions énergétiques : au-delà du choc social, un risque systémique
La suppression des subventions sur l’électricité entraînerait inévitablement une hausse brutale des tarifs, avec des conséquences sociales immédiates bien identifiées : dégradation du pouvoir d’achat, tensions sociales et risques de manifestations. Mais cette lecture, essentiellement sociale, masque une conséquence structurelle bien plus profonde, liée à la trajectoire énergétique, in­dustrielle et macroéconomique du Sénégal.
L’expérience récente du Pakistan offre, à cet égard, un enseignement majeur. Con­fronté à une flambée des prix de l’électricité (+155% en trois ans), le pays a connu une ruée massive vers le solaire, non pas sous l’effet d’une politique climatique volontariste, mais comme réponse de survie des ménages, des agriculteurs et des entreprises face à l’inaccessibilité de l’électricité du réseau. Cette transition, bien que vertueuse sur le plan environnemental, a profondément fragilisé le système électrique et accentué certaines dépendances structurelles.
Le Sénégal face au risque d’une transition non maîtrisée
Dans un scénario similaire, la suppression des subventions énergétiques au Sénégal pourrait provoquer une ruée vers le solaire de la part des ménages et des industries, à mesure que l’électricité du réseau deviendrait trop coûteuse. Une telle dynamique serait, en apparence, compatible avec les objectifs climatiques et pourrait être saluée comme une transition énergétique accélérée.
Cependant, cette ruée vers le solaire comporte un risque stratégique majeur. D’une part, elle interviendrait au moment même où le Sénégal entre dans une nouvelle phase de production de pétrole et de gaz, avec les champs de Sangomar et de Grand Tortue Ahmeyim. Ces ressources offrent une opportunité historique de réduire les coûts de l’électricité, de substituer les importations énergétiques et de renforcer progressivement la souveraineté énergétique nationale.
D’autre part, et c’est un point souvent ignoré, la ruée vers le solaire, dans les conditions actuelles, renforcerait la dépendance énergétique du Sénégal, car le pays ne maîtrise ni la fabrication des panneaux solaires ni celle des batteries, des onduleurs et des systèmes de stockage. Cette dépendance technologique ouvrirait des opportunités de marché particulièrement lucratives pour les entreprises étrangères spécialisées dans les équipements d’énergies renouvelables, au détriment de l’économie nationale, mais aussi des économies ouest-africaines.
Un impact direct sur la balance des paiements et la souveraineté économique
Cette dynamique aurait un effet macroéconomique direct avec l’accroissement des importations d’équipements solaires ; la sortie accrue de devises pour financer panneaux, batteries et composants ; l’aggravation du déficit de la balance des paiements, dans un contexte déjà marqué par une forte contrainte extérieure.
Autrement dit, loin de soulager la pression sur les comptes extérieurs, une transition solaire non industrialisée pourrait affaiblir davantage l’économie sénégalaise, en renforçant sa dépendance vis-à-vis des marchés et des entreprises étrangères. En bout de ligne, les mesures de suppression des subventions énergétiques risqueraient ainsi de masquer une ouverture encore plus grande de l’économie nationale, se traduisant par un contrôle accru de secteurs stratégiques par des acteurs étrangers, sous couvert de transition verte et de discipline budgétaire.
Un paradoxe de souveraineté
Ce scénario met en lumière un paradoxe fondamental. En effet, alors même que le discours politique met l’accent sur la souveraineté économique, énergétique et stratégique, les conditions d’ajustement négociées avec le Fmi pourraient, si elles ne sont pas bien pensées, produire l’effet inverse. Le Sénégal risquerait de passer d’une dépendance aux importations de combustibles fossiles à une dépendance tout aussi forte aux technologies énergétiques importées, sans maîtrise industrielle ni capacité de captation de valeur.
Réconcilier ajustement macroéconomique, énergie et souveraineté
Le cas pakistanais démontre qu’une transition énergétique peut s’imposer rapidement sous l’effet des prix et des contraintes macroéconomiques, mais aussi qu’elle peut générer des déséquilibres profonds lorsqu’elle n’est ni planifiée ni industrialisée. Pour le Sénégal, l’enjeu central est d’éviter une transition énergétique subie, dictée par la seule logique de l’ajustement budgétaire, et de construire une transition stratégique et souveraine, articulant l’utilisation du gaz et du pétrole nationaux comme levier de stabilisation des coûts et de réduction de la dépendance extérieure ; le développement du solaire comme secteur industriel national, avec transfert de technologies et création de chaînes de valeur locales ; une cohérence forte entre négociations macroéconomiques, politique énergétique et politique industrielle.
A défaut, la suppression des subventions énergétiques pourrait devenir le cheval de Troie d’une perte accrue de souveraineté économique, ouvrant largement le marché national aux entreprises étrangères, tout en affaiblissant durablement la balance des paiements et la capacité de décision du Séné­gal.
PS : Je suis un spécialiste et militant des questions environnementales.
Aliou Gori DIOUF