Habités par la déception, l’insatisfaction et la colère, enivrés par des rêves de changement, nous avons répondu à l’appel du prophétisme politique radical sénégalais. Nous sommes descendus dans les rues et grandes artères de Dakar et d’autres localités du pays. Nous sommes descendus dans les rues pour finir le travail entamé depuis quelque temps : le combat final darwinien contre le régime. Nous savions bien que ces appels à la confrontation violente ne sont ni conformes aux lois du pays ni à ses traditions, sa réputation et ses ambitions. Mais nous avions fortement envie d’en découdre avec le régime. Nous sommes depuis longtemps devenus insensibles aux appels au calme et à la mesure venant des dignitaires religieux. Nos oreilles ne sont plus faites pour leurs bouches.

Nous avions hâte de bousculer le régime, de l’obliger à se servir massivement de son appareil répressif, montrant ainsi sa véritable nature. Notre projet était de déchirer le voile de séduction démocratique dont se couvre le régime. On nous avait expliqué que dans un système bâti sur l’arbitraire, sur l’intimidation des adversaires politiques et sur l’utilisation de la règle de Droit à des fins de conservation du pouvoir, concevoir la lutte contre le régime dans le cadre strict des lois et règlements est une illusion. On nous avait aussi dit que toute manifestation nourrit ses manifestants. C’est-à-dire : on peut piller. On peut voler.

Nous avons cherché les espaces, les objets et autres architectures du régime. Nous les avons saccagés. Nous avons même profané l’université Cheikh Anta Diop, ce noble et majestueux espace du savoir et de son acquisition. Nous y avons mis le feu. Ce fut notre manière d’exprimer notre haine du savoir et de la société des instruits. Nous avons mis le feu aux maisons d’innocents compatriotes. Des patriotes dont le seul tort est d’avoir aiguisé notre fureur. On nous a expliqué que nos problèmes et difficultés relèvent d’eux. Ils sont responsables de notre dénuement et de notre misère. Ne possédant rien ou bien trop peu de ce dont nous aimerions avoir, possédant trop de ce dont nous n’avons pas besoin, nous avons, dans un accès de jalousie, décidé que personne ne devait rien avoir. La jalousie étant couverte d’un discrédit moral et religieux, nous l’avons dissimulée dans une savante rhétorique du combat pour l’équité et la justice sociale. Ne trouvant pas chez les adultes sénégalais un grand nombre de manifestants disponibles et prêts à faire don de leur vie, nous nous sommes retournés vers les enfants. Nous avons laissé les enfants, toujours à la recherche d’expériences héroï­ques, se fondre dans les manifestations.

Pour rendre inopérantes les Forces de sécurité, nous avons interposé enfants, femmes et handicapés physiques entre elles et nous. Nous avons utilisé des enfants, innocents jusque dans leur cruauté, pour harceler les Forces de l’ordre, pour incendier, casser et faire circuler les rumeurs. En l’espace de quelques jours, nous avons jeté le pays dans un séisme politique, économique et social. Dans une joie et une insouciance délirante, nous avons célébré le triomphe de la violence, de l’excès et de la démesure. Nous avons uriné sur les lois, les règlements et conventions du pays.

L’historienne Penda Mbow, lors d’une intervention téléphonique sur les antennes de la Tfm, a qualifié l’événement de révolution. Cette qualification ne se justifie pas. Nous n’avons jamais été, pendant ces deux ou trois jours, des sujets révolutionnaires. Selon l’historien américain Charles Tilly, la révolution renferme deux composants : une situation révolutionnaire et le fait révolutionnaire. Dans une situation révolutionnaire, on est en présence d’un phénomène de double pouvoir ; l’unité du pouvoir n’existe plus. A côté du pouvoir officiel, apparaît un autre avec une existence réelle incontestable et qui grandit. C’est ce que Leo Trotski a appelé la dualité du pouvoir. Lénine définit cet état comme une situation dans laquelle «ceux d’en haut» ne peuvent plus gouverner comme avant, «ceux d’en bas» ne veulent plus vivre comme avant, ceux du milieu penchent du côté du prolétariat ; il existe une force politique organisée capable de dénouer la crise dans le sens révolutionnaire. Partant de ces définitions, il devient évident que le pays était très éloigné d’une situation révolutionnaire. La situation révolutionnaire précède la révolution
Serigne Babakar DIOP
Allemagne