L’incident au large de Dakar concernant le Mersin, un bateau pétrolier de la flotte fantôme russe chargé de 30 000 tonnes de carburant, ramène au-devant de la scène le sujet ayant trait au risque de catastrophe maritime majeure à nos côtes. En effet, n’eut été la célérité de la réaction des autorités concernées, un risque de marée noire de grande envergure pouvait être pointé au Sénégal. En raison de l’âge et du mauvais état de ses navires, la Dark Fleet représente un risque élevé pour les assureurs et pour la gestion des sinistres maritimes. Par ailleurs, son recours aux pavillons africains fragilise la réputation des Etats concernés, exposés aux conséquences d’éventuels accidents impliquant des navires souvent techniquement défaillants et particulièrement vulnérables aux catastrophes.

Les termes «Dark Fleet» et «Shadow Fleet» désignent les navires impliqués dans le contournement des sanctions internationales, notamment sur le pétrole russe. La Dark Fleet renvoie aux navires qui se rendent volontairement «invisibles» en désactivant leur Ais ou en manipulant leur identité ou position pour transporter des cargaisons sanctionnées. On l’estime aujourd’hui à environ 1300 navires, soit une augmentation de 19% depuis l’invasion de l’Ukraine.

La Shadow Fleet désigne, quant à elle, un ensemble plus large de navires aux propriétaires difficiles à identifier, utilisant diverses méthodes de dissimulation : changement de pavillon, sociétés-écrans, falsification des Ais, transferts de cargaison en mer ou modification des documents d’expédition. La Shadow Fleet englobe un ensemble plus large de pratiques visant à échapper aux sanctions.

Ces flottes partagent des caractéristiques communes : navires âgés et mal entretenus, exploitation opaque, faible conformité aux normes internationales et absence de garanties en cas de pollution ou d’accident. On estime qu’au moins 929 pétroliers présenteraient un risque élevé, selon une étude de l’Atlantic Council.

Leurs activités représentent une menace croissante pour l’environnement, la sécurité maritime et la stabilité internationale. Les récents incidents du Pablo (pavillon gabonais) en mai 2023 et du Turba (pavillon camerounais) en octobre 2023, rapportés par Bloomberg, illustrent les risques opérationnels liés à ces pratiques.

Par ailleurs, la flotte fantôme associée à la Russie exploite les registres de pavillons africains afin de contourner les sanctions internationales. Les Etats qui ont externalisé la gestion de leurs registres sont devenus des cibles privilégiées de ce système. Cette situation met directement en péril leur crédibilité internationale et leur réputation maritime, rendant nécessaire une réponse coordonnée aux niveaux réglementaire et diplomatique. Parmi les registres les plus courtisés, figurent notamment la Gambie, la Guinée, le Bénin et le Gabon, tous des Etats africains qui sont sous le viseur des armateurs.

L’Omi considère qu’un navire bat pavillon de complaisance lorsqu’il n’est pas effectivement enregistré auprès de l’administration qui est supposée l’avoir immatriculé. Dans certains cas, ce phénomène repose sur des sociétés privées prétendant agir au nom des autorités nationales pour gérer l’enregistrement des navires.

Ces entreprises délivrent ensuite de faux certificats de pavillon, permettant à des pétroliers à haut risque de circuler en toute apparence de légalité.
De nombreux registres africains sont gérés par ces prestataires privés dont le niveau de contrôle et de transparence varie fortement. Les liens entre ces entreprises et les intermédiaires maritimes sont par ailleurs largement opaques. Le cas du Gabon, qui avait confié la gestion de son registre à la société Inter Shipping Services LLC, aujourd’hui sanctionnée, illustre ces dérives.
A l’inverse, le Liberia, premier registre mondial en nombre de navires, demeure nettement sous-représenté dans la flotte fantôme, en raison de normes de contrôle plus strictes et d’une meilleure conformité au droit maritime international.

L’âge très avancé des pétroliers de la Dark Fleet pose un défi majeur au secteur de l’assurance. Souvent mal entretenus et non conformes aux normes internationales, ces navires augmentent le risque d’incidents maritimes. En conséquence, ils ne bénéficient généralement pas d’une couverture d’assurance classique.

Ainsi, ces navires ne bénéficient pas de l’assurance Protection et indemnisation (P&I) de l’International Group of P&I clubs qui couvre les marées noires, ce qui entraîne des risques accrus pour la sécurité maritime et l’environnement.
Ce réseau couvre pourtant plus de 90% du tonnage mondial. Avant les sanctions, près de 70% du pétrole russe passaient encore par des navires assurés auprès de compagnies fiables. Aujourd’hui, cette part est tombée à moins de 10%. Pour continuer d’opérer, les armateurs se tournent vers des assureurs de substitution, souvent basés en Russie ou dans des juridictions peu transparentes, comme Ingosstrakh, AlfaStrakhovanie ou Sogaz.

Certains navires naviguent même sans assurance valable, laissant en cas de sinistre les Etats côtiers et les victimes sans recours financier. Ro-Marine, par exemple, couvre 135 pétroliers dont la quasi-totalité appartient à la flotte dérivant des sanctions. Cette entreprise fait désormais l’objet d’une enquête pénale. Cette situation s’accompagne d’un nombre élevé d’incidents : depuis 2021, 118 accidents ont été recensés. Ces navires échappent largement aux contrôles, utilisent des sociétés de classification non reconnues et mènent des opérations à haut risque.

La situation est encore aggravée par l’absence fréquente de «Blue Card», document indispensable pour prouver leur conformité aux conventions internationales sur la responsabilité civile en cas de pollution. En opérant sans ce certificat, ces navires violent directement les règles internationales et exposent les équipages, les Etats côtiers et l’environnement à des risques majeurs.

En résumé, lorsqu’un navire de la Dark Fleet est impliqué dans un accident, le système normal de protection et d’indemnisation maritime cesse de fonctionner. L’opacité des acteurs, le vide juridique, le manque d’assureurs fiables et la probabilité élevée de refus de paiement font que les risques -financiers, environnementaux et humains- retombent presque intégralement sur les victimes et sur les Etats touchés.
Demba DIOUF
Expert du droit maritime