L’anecdote m’a été rapportée par Me Hélène Cissé, avocate sénégalaise d’origine vietnamienne. Un jour, elle débarqua à l’aéroport de New York avec son passeport sénégalais. Un policier new yorkais, intrigué par sa couleur de peau et probablement aussi par ses yeux bridés, lui demanda : «Excusez-moi Madame, le Sénégal si situant en Afrique, je croyais que c’étaient des Blacks ?» Me Hélène Cissé, avec beaucoup d’esprit et de finesse, répondit : «Ils le sont en général.» Tout est là. Tout est dans le mot en général. L’histoire montre que les grandes Nations sont toujours celles ouvertes et généreuses. C’est pourquoi ce qui me gêne le plus dans la polémique sur le riz du Covid-19 est la stigmatisation du «Libanais» Rayan Hachem. Certains Sénégalais font du forcing nationaliste et symbolique en voulant coûte que coûte faire de Pr Didier Raoult un «Sénégalais» grâce au droit du sol, alors que d’autres refusent ce même droit à M. Hachem, qu’on renvoie à ses origines libanaises parce qu’il a eu l’outrecuidance de gagner un marché. «La Nation est le partage en commun d’un antique cimetière», nous dit Charles Peguy. Nos compatriotes d’origine libanaise qui sont là depuis des siècles font partie intégrante de la Nation depuis qu’on partage des «antiques cimetières» à Yoff, à Bel-Air, dans le Baol, dans le Saloum, dans le Diambour et à Saint-Louis.
Nos compatriotes qui décèdent à l’étranger refusent souvent de partager un «antique cimetière» avec leur pays d’accueil et dont ils ont souvent la nationalité. Par contre, il est arrivé que des compatriotes d’origine libanaise décèdent au Liban et, en bons Sénégalais, demandent qu’on rapatrie leur corps au Sénégal. Arrêtons de stigmatiser nos compatriotes et aidons-les à sortir du ghetto économique dans lequel ils se sont enfermés à cause de la stigmatisation ! Ils ont certes des défauts, c’est normal, ils sont comme nous. L’une des causes du conflit en Casamance est justement cette chimère d’une homogénéité nationale bâtie autour du «modèle islamo-wolof», comme dit le grand historien Mamadou Diouf. Avec la crise en Casamance, le Sénégal a compris après le choc que la «Nation n’est pas une et indivisible», mais plurielle et «indivisible». Dans plusieurs, il y a toutes les ethnies, mais il faut y ajouter celle des Libano-syriens ainsi que celle de tous les «étrangers qui vivent parmi nous» et qui aiment tellement notre pays, notre contrat social, qu’ils se sont naturalisés. Et dans cette ethnie, nous allons avoir des Guinéens, des Français, Marocains… C’est ça une grande Nation. Ouverte et généreuse comme les Etats-Unis (pas celui de Trump) qui ont élu Obama, dont le père n’est même pas Américain.
Une grande Nation est la France de Napoléon, qui pensait que tous les hommes de talent devaient être Français, quelle que soit leur origine. Si nous voulons que le Sénégal reste une grande Nation, il est urgent de le soigner du «corona mental» de la stigmatisation des Français qui nous «coronisent» et qui voudraient nous «recoloniser», contre les «Libanais», qui contrôleraient l’économie, contre les «Guinéens» qui nous envahiraient, contre les «Chinois» qui voudraient nous transformer en esclaves. Le délai d’incubation du «corona mental» est très long, mais son principal symptôme est la perpétuelle recherche d’un bouc-émissaire.