Coup d’œil politique : discordes et scissions au sommet de l’État

Ce pays, qui s’est tout juste réveillé de l’élection de Diomaye Faye à la présidence de la République, se retrouve aujourd’hui dans des discordes internes qui le jettent d’une crise à une autre. Il faut bien l’avouer, la clameur joyeuse qui avait suivi l’arrivée du mouvement Pastef à la magistrature suprême a cédé au désenchantement et à la désillusion. Le pays se trouve dans une situation d’indigence politique, économique et sociale extrêmement préoccupante. A l’apogée de sa puissance, Pastef semble bien être au bord du précipice. Le risque est grand de voir ce parti «totalisant» (c’est-à-dire ayant une seule et même réponse à tous les maux du pays), et qui assurément manque d’hommes et de femmes éclairés, et d’une sagesse supérieure, se retrouver dans les poubelles de l’histoire politique du pays. Une organisation dont l’histoire pourrait être marquée par «la brièveté». En vérité, il ne semble plus exister de scène politique commune entre le président de la République et son Premier ministre, camarade de parti. Diomaye n’est plus Sonko et Sonko a cessé d’être Diomaye.
L’absence de cette scène commune pourrait ne pas être défavorable au président de la République. Son silence, son refus de répondre publiquement aux provocations du Premier ministre, son manque de précipitation pourraient jouer en sa faveur.
Des actes et des prises de parole traduisent désormais des querelles d’humeur sérieuses et inquiétantes entre les deux hommes. Il n’est pas exagéré de dire que la méfiance et la défiance structurent actuellement la relation politique entre les deux hommes. Ce climat de tension semble avoir une de ses sources dans deux conceptions radicalement différentes du pouvoir et de la façon dont on le garde.
La première conception semble être incarnée par le Premier ministre et une partie de Pastef. Elle s’appuie sur une légitimité populaire et s’exprime dans des actions politiques directes. Les partisans de cette ligne politique revendiquent une mainmise totale du parti sur l’appareil d’Etat. Pour eux, l’Etat ne peut être un foyer politique autonome. Il doit rester sous la tutelle du parti. Il doit être sa caisse de résonance. Selon cette conception, le président de la République doit être le simple mandataire de la volonté du chef de parti : il doit mettre ses recommandations et désirs à l’ordre du jour. Car ces derniers émanent directement du Peuple. Il doit suivre son revanchisme. Il ne doit pas chercher à contenir cette tempête de la vengeance que le Premier ministre souhaite voir souffler davantage dans le pays ; une tempête, il faut le souligner, soigneusement dissimulée dans une idéologie du pouvoir judiciaire et dans les notions trompeuses du Jub, Jubal, Jubanti.
A l’inverse, le président de la République semble défendre une séparation claire entre l’Etat et le parti Pastef. Il semble refuser de livrer l’Etat au parti et surtout à sa fraction la plus radicale, «les enragés». Il semble refuser de se mettre à la merci de la plèbe du parti ; une plèbe au caractère ignorant et grossier, qui continue impunément d’attiser la polarisation, le complot, et de souffler sur les braises de la rancune et du ressentiment. Conscient qu’une mainmise du parti sur l’Exécutif nuirait à l’efficacité de son régime, le Président souhaite prendre ses distances. Il souhaite mettre entre l’Exécutif et la direction du parti «une porte coupe-feu», quitte à perdre le soutien de certains militants. Dans cette querelle d’humeur qui l’oppose à son Premier ministre, le Président peut «gagner» s’il a le courage de risquer, en se rapprochant du «milieu», lieu des modérés et des apaisés, prenant ses distances avec l’aile radicale du parti ; quitte à créer des cercles de reconnaissance et de soutien alternatifs. Diomaye sait bien que, pour réussir son mandat, il doit refuser de s’engager dans une politique du revanchisme. Il sait aussi qu’il doit s’entourer de ceux que l’on nomme les «grands spécialistes» : des experts et administrateurs compétents, garants du bon fonctionnement de l’Etat. Ce personnel indispensable suscite l’animosité et la suspicion d’une partie de Pastef. Le Président sait qu’il doit les protéger. Il ne doit pas les livrer aux sans-culottes du parti, à leur mépris des intellectuels et à leurs sentiments réactionnaires. Pour lui, le temps de l’action directe, du «gatsa gatsa», de l’insurrection et des tumultes est révolu. Il s’agit désormais de pacifier l’espace publique et de laisser sa main rester ouverte à toutes les Forces vives du pays.
Face à ce choix, le Premier ministre refuse publiquement de suivre le Président. Il met en mouvement ses fidèles en les appelant à la mobilisation et à la provocation permanente. Il s’accorde, par des manifestions de rue, une scène populaire où il pourra vérifier à intervalles réguliers sa capacité à rassembler des foules enthousiastes et à mettre l’Exécutif sous pression. Craignant une marginalisation, il pourrait être tenté d’entretenir cette pratique conflictuelle et tumultueuse de la politique.
Sonko n’a pas oublié que son parti est entré sur la scène politique sénégalaise par des coups d’éclat très souvent violents. Il ne pourra pas refuser le reproche d’avoir volontairement laissé se constituer une filiation entre son parti et les partis et organisations d’Extrême-droite en Amérique et en Europe. Le parti nazi allemand de Hitler est aussi entré dans l’histoire avec un coup d’éclat : la nuit de Cristal (die Kristallnacht). Pendant la nuit du 9 novembre 1938, poussés par un discours incendiaire prononcé par Joseph Goebbels, ministre de la Propagande, devant des leaders du parti, et en réaction à l’assassinat, à Paris, d’un diplomate allemand par un jeune Polonais écœuré par l’expulsion de ses parents d’Allemagne, les militants du parti nazi mirent à feu et à sang les communautés juives d’Allemagne. Ils brûlèrent des centaines de synagogues, détruisirent plus de 7000 magasins juifs. Environ 20 000 juifs furent déportés vers des camps de concentration. Ils assassinèrent directement 91 juifs. L’Etat allemand imposa à la communauté juive du pays une amende collective d’un milliard de marks enfin de compenser les dommages collatéraux subis par des biens appartenant à des non-juifs. Le parti fasciste italien de Mussolini est aussi entré dans histoire de l’Italie avec un coup éclat : la marche sur Rome du 28 au 30 octobre 1922. On n’a pas oublié l’assaut du Capitole américain par les partisans de Trump le 6 janvier 2021. On n’a pas oublié l’envahissement et le saccage du Congrès brésilien par des militants de Jair Bolsonaro, le 8 janvier 2023.
Dans son livre Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx écrit : «Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands évènements et personnages de l’histoire se produisent pour ainsi dire deux fois, mais il a oublié d’ajouter : la première fois comme une grande tragédie, la seconde fois comme une farce sordide.»
On verra où nous mènera cette discorde au sommet de la République. Certains effets de surface sont déjà visibles. On attend de pouvoir saisir ses conséquences politiques dans le long terme.
Serigne Babakar DIOP
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Yeumbeul

