Cette année encore, la tradition a été respectée : le trophée que, depuis plusieurs décennies, se disputent Princeton et University of Chicago est allé à University of Chicago. Dans la suprématie dans la recherche en sciences économiques au plan mondial que se partagent ces deux universités américaines parmi les plus prestigieuses qui soient, c’est en effet rarement, presque exceptionnellement, que le prix Nobel est décroché par un enseignant affilié à une autre institution, originaire d’un autre pays.
C’est à leur moisson annuelle de prix Nobel que les universités américaines doivent une bonne part de leur réputation, et cette année encore, elles ont raflé la quasi-totalité des distinctions attribuées. Au fil des décennies, certaines de ces universités ont été tellement habituées à décrocher le prix dans l’une des disciplines primées qu’elles ont systématiquement leurs chercheurs dans la short-list des nobélisables de la discipline en question. Ainsi par exemple de l’University of Chicago : depuis la première fois que Milton Friedman s’est vu décerner le Nobel en 1976, l’institution n’est pas restée une décennie entière sans récolter au moins un Nobel d’économie, au point de ravir la vedette à Harvard (la première université américaine) qui jusqu’alors alignait les prix, notamment et sans discontinuité en 1971, en 1972, et en 1973. Mais qu’est-ce qui s’est donc passé entre temps ? Depuis 1976, University of Chicago s’est donné les moyens de stimuler la recherche en sciences économiques, davantage que d’autres universités en d’autres disciplines, notamment Johns Hopkins en biologie et en médecine. Aux Etats-Unis, les prix Nobel de médecine décrochés en plusieurs décennies se partagent entre Harvard Medical School, U.S. National Institutes of Health, Rockefeller Institute for Medical Research, Cal Tech (California Institute of Technology) et Johns Hopkins. Mais aucune de ces institutions n’a le même tableau d’honneur que l’University of Chicago en sciences économiques.
University of Chicago est parvenue à ce palmarès en attirant vers elle des lauréats tout comme de potentiels lauréats du Nobel. C’est de ce fait qu’elle a créé un environnement particulièrement propice à l’éclosion de découvertes essentielles en économie, dignes d’être primées par le Nobel. Dans la réalité, cet environnement se traduit par des conditions nettement avantageuses pour les chercheurs et par le confort matériel, par une animation scientifique propre à fouetter la recherche, par une tension scientifique dirait-on entre esprits de haut niveau, une tension qui se manifeste à la fois par l’émulation et par la concurrence entre chercheurs, ce qui est propre à susciter l’inventivité, et par conséquent la qualité de la recherche, le sens de la productivité, l’originalité des découvertes, l’excellence au plus haut niveau, digne du Nobel. C’est de ce fait que University of Chicago est devenue l’université ayant obtenu le plus de prix Nobel en économie, non seulement aux Etats-Unis mais dans le monde, au point qu’il arrive même qu’un chercheur affilié à une autre institution américaine ou d’un autre pays ait à partager son prix avec un chercheur de University of Chicago.
Au fil des années, la convoitise pour le prix et la concurrence entre les universités américaines ont aiguisé les appétits d’une université comme Princeton. En 1979, les deux universités se sont partagé le prix. Depuis lors, la suprématie de Chicago est contestée par Princeton, qui est arrivé à glaner un certain nombre de prix. Malgré tout, le leadership des chercheurs en sciences économiques affiliés à University of Chicago reste incontestable. C’est ainsi que l’Université a aligné les prix Nobel en économie attribués en 1990, en 1991, en 1992…
Ce que le lien insécable entre University of Chicago et le Nobel d’économie révèle c’est que, dans le vaste champ du savoir qu’aucune université au monde à elle seule, aussi prestigieuse soit-elle, ne peut couvrir, une institution doit pouvoir avoir l’ambition d’une suprématie dans une ou quelques spécialités précises, la poursuivre jusqu’au bout, s’en donner les moyens, obtenir des résultats tangibles, et se rendre incontournable dans ces spécialités. Certes, la recherche scientifique est absorbante et elle exige des moyens colossaux. En plus, elle peut se révéler ingrate. Mais bien souvent, une découverte en appelle d’autres. Et bien souvent aussi, une fois que la réputation est faite, presque tout devient nettement plus facile.
La recherche constitue une activité essentielle dans le système d’enseignement supérieur américain. Aux Etats-Unis, les cent universités les plus connues et les plus importantes doivent largement leur réputation à leur «graduate school», c’est-à-dire à leur niveau de troisième cycle, et donc à la qualité de la recherche produite. Ce sont les activités de recherche des enseignants qui confèrent à ces derniers une réputation à l’échelle de leur pays et une dimension internationale. En fait, la réputation très enviable des universités américaines vient plus du nombre de lauréats du prix Nobel qui y enseignent et des découvertes qui y ont vu le jour que d’un critère aussi essentiel que la qualité même des enseignements dispensés, surtout dans le premier cycle.
Et l’Afrique
dans tout cela ?
Dans la distribution des prix Nobel, nous persistons à croire que les pays africains peuvent bien avoir une carte à jouer. Le fait est que dans le processus irréversible de la mondialisation qui se traduit aussi par une circulation plus fluide des sources d’affection, des agents pathogènes, précisément des virus (Zika, H1N1, etc.), de nouveaux besoins en santé publique se posent pour des pays qui n’avaient pas dans leurs priorités la lutte contre les maladies infectieuses et tropicales. En vue de répondre à ces besoins qui sont loin d’être conjoncturels et passagers, nombre des ressources humaines de nos pays (du continent africain tout comme de Cuba dont l’expertise du corps médical n’est plus à démontrer) dans ces domaines ont été happées par des universités et instituts américains. S’agissant de Cuba par exemple, les chiffres du service américain de l’immigration et de la naturalisation sur les défections de personnels de santé admis aux Etats-Unis et naturalisés au cours des dernières années sont effarants. Nous pensons que certes, individuellement, nos micro-Etats ne pèsent pas, mais collectivement, une mutualisation de nos ressources humaines et une dotation adéquate en ressources pour la recherche et la production peuvent générer des résultats tangibles qui ne seront que bénéfiques pour nos pays et pour nos nations. Ces universités et instituts ont noms : Research Division of Infectious Diseases, National Institutes of Health, Center for Disease Control, etc.
Nous pensons que nos Etats devraient pouvoir fédérer et renforcer nos meilleures ressources humaines au sein de structures supranationales de qualité, des structures qui seraient nécessairement insoumises aux aléas et contingences politiques, mais aussi aux intérêts nationaux étriqués, et les doter des moyens adéquats (des financements garantis et des avantages motivants) permettant d’arriver à des productions scientifiques de valeur qui répondraient en même temps aux besoins cruciaux de nos populations, non seulement dans le court et moyen termes, mais dans un souci de prospective et d’anticipation jusque dans le long terme.
Il ne fait pas de doute qu’une recherche scientifique compétitive au plan mondial contribue au rayonnement des universités d’un pays et même au rayonnement du pays dans son ensemble. Parce que la recherche ne peut prospérer que dans un environnement d’esprits libres, des esprits dégagés de toute forme de pression et d’oppression et mis à l’abri de toute contrainte matérielle, une recherche scientifique compétitive au plan mondial est aussi le reflet d’une liberté d’expression, d’une liberté dans la mobilité, ce qui peut avoir un impact positif bien au-delà du cadre restreint et élitiste de la recherche, jusque même dans les secteurs du tourisme, des transports, de la communication, de l’enseignement privé, etc. et ainsi apporter de la valeur ajoutée à l’économie du pays.
Mais hélas, comment ne pas le soulever : nombre de nos ressources humaines sont allées se convertir en hommes (et femmes) politiques avec le sentiment d’avoir «fait leurs preuves» dans l’enseignement et la recherche, d’avoir atteint le sommet de la hiérarchie universitaire, et d’être proches de la retraite qu’il faut préparer. Or, sur le plan international, dans la recherche scientifique de haut niveau, il n’y a ni plafond ni retraite. Pour s’en convaincre, il faut se rendre compte que la moyenne d’âge du lauréat d’un prix Nobel en ces disciplines, c’est 65 ans, ce qui correspond exactement à l’âge de la retraite d’un universitaire de chez nous. Pour ces chercheurs, nobélisés ou nobélisables, à 65 ans ce n’est jamais la retraite ! aussi, contrairement à ce que l’on croit, la retraite des universitaires américains ne fait pas rêver, bien au contraire et c’est pourquoi les enseignants et chercheurs américains restent actifs jusqu’à 70-80 ans, avec l’obligation de continuer à publier sans discontinuité, aussi longtemps qu’ils sont affiliés à l’université. «Publier ou périr !», c’est bien connu.
En définitive, nos meilleures ressources humaines dans les disciplines les plus utiles pour nos communautés doivent pouvoir résister à la tentation de se convertir en politiciens, même quand elles se disent avoir été sollicitées. Elles doivent pouvoir rester au service de la recherche scientifique, pour plusieurs raisons :
Ne pas donner l’impression que le couronnement de leur carrière d’enseignant-chercheur, c’est d’obtenir un poste administratif de décision au plus haut niveau dans la nomenclature de l’Etat, et la charge peu reluisante de se vêtir du manteau de politicien.
Un chercheur de haut niveau à la tête d’une équipe de recherche, n’est pas forcément un administratif. Il est même souvent tout le contraire. Bien évidemment, la gestion des questions de santé sur le terrain social n’a rien à voir avec la recherche scientifique en laboratoire. Le militantisme politique dont le chercheur ne peut se soustraire totalement expose celui qui est formé et destiné à la recherche à tous les contrecoups de la pratique politicienne à laquelle il n’est pas préparé.
Nombre d’universitaires partis avec le sentiment d’avoir «fait leurs preuves» en ayant totalement décroché dans la production du savoir dès leur titularisation comme professeur, ne laissent rien en héritage en termes de travaux séminaux aux générations suivantes.
La contribution à une découverte majeure est mille fois plus exaltante que les privilèges matériels relatifs à un poste administratif, où la longévité se mesure souvent sur les doigts d’une seule main. Et ainsi de suite.
L’accentuation de la logique concurrentielle dans l’enseignement supérieur et dans la recherche scientifique dans le monde, fait que de plus en plus ce sont les pays qui ont sur leur sol des sommités dans les champs du savoir les plus utiles et les plus porteurs qui domineront. Le rayonnement mondial que procure le Nobel et ses retombées pour un pays sont inestimables et méritent tous les investissements. A titre indicatif, si les Etats-Unis d’Amérique ont considérablement dominé le monde au cours du XXème siècle, c’est en grande partie parce qu’ils ont pu s’imposer dans le domaine de la connaissance et du savoir. Et c’est aussi par l’investissement dans le savoir qu’en tout juste deux décennies, une nation comme le Japon est passée du rang de pays sous-développé à celui d’une des plus grandes puissances économiques au monde. Certes, l’économie japonaise connait depuis plusieurs années un ralentissement prononcé. Mais pendant des décennies, le Japon a été le principal pôle de l’espace du Pacifique, un espace englobant jusqu’aux Etats-Unis. C’est précisément grâce aux inventions et productions dues à la recherche scientifique que le Japon accumulait chaque année un surplus qu’il investissait dans des entreprises du monde entier, en particulier aux Etats-Unis. C’est ainsi que les intérêts japonais possédaient des biens immobiliers dans nombre de quartiers commerciaux et financiers des plus grandes villes américaines. Cerise sur le gâteau, il y avait aux Etats-Unis plus de terres consacrées à la production agricole destinée au Japon que toute la superficie totale du territoire japonais. Comme avec la Chine aujourd’hui, c’est grâce au financement japonais du déficit américain que Washington arrivait à payer ses propres fonctionnaires…
En somme, la recherche scientifique paie. Elle montre en même temps que seul le travail paie. Le financement de la recherche n’est pas un luxe pour pays riches, parce qu’un pays qui attend d’être riche pour financer adéquatement la recherche risque de ne jamais devenir riche et de voir ses richesses (aussi bien ses ressources naturelles que ses ressources humaines les plus précieuses) pillées, subtilement ou non, par d’autres pays. Le financement de la recherche, c’est un investissement, et comme dans l’investissement dans le domaine global de l’éducation, le retour peut être résolument retardataire. Le fait est qu’une découverte scientifique de très grande envergure qui mérite d’être primée est le fruit d’une décennie de recherches en moyenne. Elle marque la consécration de l’expertise et en même temps le couronnement de la rigueur et de la patience. Mais les portes qu’elle ouvre, les entrées auxquelles elle donne droit, et les retombées qu’elle procure bien au-delà d’une personne, d’une ou des équipes de recherche mobilisées méritent amplement que nos Etats s’y engagent, mais bien entendu, tout en la dégageant de toute arrière-pensée ou pratique politique.
Abou Bakr MOREAU
Maitre de Conférences, Etudes américaines
Flsh, Ucad, Dakar
Blogueur