J’ai été formé à l’Ecole normale supérieure de Dakar, d’abord pour le Certificat d’aptitude à l’enseignement moyen (Caem) et plus tard pour le Certificat d’aptitude à l’enseignement secondaire (Caes). J’ai servi dans quelques établissements du Sénégal en passant par Dakar, Matam, Saint-Louis et Louga. Des centaines, voire des milliers de copies d’élèves sont passées entre mes mains.
Aujourd’hui, je remets en cause la valeur réelle des notes que j’attribuais aux travaux de mes élèves. Je décrie mes évaluations de jadis en les qualifiant de peu orthodoxes. Le pic de l’inadmissible dans mes corrections de copies d’élèves a été atteint durant une de mes participations au baccalauréat, que je situe entre les années 1999 et 2002.
D’abord, revenons brièvement sur les faits. Un jour, j’ai reçu un appel en provenance de l’Office du Bac pour une mission urgente à Kaolack. Je devais rejoindre dans les meilleurs délais un centre d’examen où un jury tardait à délibérer parce qu’il manquait un correcteur pour les épreuves de français.
En provenance de Kédougou où j’avais fini de corriger pour le baccalauréat, j’ai débarqué à Kaolack tel un soldat en mission. Je suis arrivé au centre d’examen vers 18 heures. Il y avait peu de monde. Lorsque le président du jury m’aperçut dandinant dans les couloirs de l’établissement tel un cow-boy en terrain conquis, sac et stylo à la main, il se dirigea vers moi. Après une brève discussion, pour s’assurer que j’étais le correcteur qu’on attendait impatiemment, il m’amena dans son bureau. Au cours de notre discussion, il me dit : «Dès que je t’ai vu, j’ai compris que j’avais affaire à un vrai guerrier… Je sais que je peux compter sur toi : il me faut les copies demain matin avant 8 heures. Tous les jurys ont délibéré sauf nous…»
Je suis sorti du centre d’examen avec huit cents copies en main, il était 19 heures passées. C’est vers 20 heures 30 minutes que je me suis mis à table pour m’occuper des copies du baccalauréat. A 22 heures, j’ai fait le premier décompte des copies corrigées, et je n’avais même pas cinquante de réglées. Ma progression était lente. A minuit, j’étais obligé de me rendre compte que même en consacrant une minute par copie, c’était impossible de lire tous les travaux des candidats en intégralité et de les apprécier convenablement. Il me fallait donc revoir ma méthode de travail. Pour aller plus vite, je commençais à ne lire que l’introduction et la conclusion pour chaque copie. La correction était devenue plus rapide et moins ardue. Toutefois, après une heure de travail, je n’étais pas aussi avancé que je l’espérais. Pour aller encore beaucoup plus vite, je me suis résolu alors à lire uniquement l’introduction pour chaque copie de candidat, en faisant volontairement abstraction du développement et de la conclusion… Passé minuit, l’étau du sommeil et de la fatigue commençait lentement à se resserrer autour de moi, j’étais obligé de réviser de nouveau ma méthode de travail. Pour aller encore beaucoup plus vite, je lisais uniquement les premières phrases de l’introduction de chaque candidat pour attribuer une note.
Bref, je ne me souviens plus avec exactitude à quelle heure je me suis couché, ni comment j’ai procédé pour y arriver, mais une chose est au moins certaine, sur chaque copie d’élève, il y avait une note. Le lendemain matin, quand je suis arrivé au centre, je voyais des grappes de candidats çà et là, à l’ombre des arbres, attendant la délibération du jury dans un silence d’enterrement. J’ai remis les copies et quitté la ville au plus vite avant que les résultats définitifs ne tombent.
Si aujourd’hui, cette manière de procéder me choque au plus haut point, c’était loin d’être le cas à l’époque des faits. Je trouvais tout cela normal et n’avais rien à me reprocher. Comme nous le savons tous, c’est le milieu qui détermine la conscience. Autour de moi, j’avais plusieurs fois entendu des enseignants considérés comme des références dans le milieu raconter des situations similaires où ils étaient obligés de recourir aux mêmes stratagèmes. Je croyais donc tout cela normal.
Si nous osons reparler de cet épisode, devenu douloureux pour nous, c’est pour mettre en exergue le fait que notre système éducatif est malade sous beaucoup d’aspects. Certains perpétuent inconsciemment des actes sur lesquels ils n’ont pas le temps de méditer. En ce qui me concerne, ce n’est que bien plus tard que j’ai pris pleinement conscience du caractère inadmissible de cette manière de corriger. En effet, il m’a fallu être au Québec, à l’université Laval, et y suivre un cours sur l’évaluation des apprentissages, pour me rendre compte que mon travail ne respectait pas les normes d’une bonne évaluation.
La plupart des enseignants du Sénégal évaluent leurs élèves de façon impressive. C’est-à-dire qu’ils se fondent plus sur des impressions générales plutôt que sur des critères d’appréciations rigoureux. Les plus vindicatifs d’entre nous, au moment de l’évaluation, tiennent compte de la tête de l’élève ou de son comportement en classe. Procéder de la sorte, c’est sortir carrément du cadre de l’évaluation. L’évaluation des apprentissages ne doit pas être une occasion de règlement de comptes, et cela, peu importe le crime de lèse-majesté de l’élève vis-à-vis de son enseignant ou l’aversion que le correcteur a pour l’auteur de la copie. Une évaluation normale doit avoir comme fondement la justice, l’égalité et l’équité.
Mes études en sciences de l’éducation m’ont amené à faire de l’introspection sur mon travail d’enseignant au Sénégal. Malaise profond, honte, sentiment de culpabilité, je suis passé à travers plusieurs gammes d’émotion, au fur et à mesure que je progressais dans mes cours et plus tard dans mes recherches. Avec ma manière de travailler au Canada, j’ai l’impression que la cohérence, la rigueur, la transparence et le professionnalisme n’ont jamais été avec moi pendant mes années d’exercice comme enseignant au Sénégal. Or, j’ai toujours détesté l’injustice. Je me donnais à fond dans mes enseignements en classe. J’effectuais mon travail de professeur avec ferveur et engagement. Mais hélas, le tout était biaisé par une culture locale à laquelle je pouvais difficilement me soustraire. Je ne semblais pas être conscient de l’anomalie de certaines manières de procéder.
Au demeurant, il faut signaler qu’en évaluation des apprentissages, il est facile d’avoir des biais inconscients. En ma qualité de formateur à la Csmb1 où j’ai encadré quelques centaines d’enseignants du Québec, j’aimais rappeler aux enseignants que l’élève n’apprend pas pour être évalué : il est évalué pour mieux apprendre. Le but de l’évaluation ne se limite pas à mettre une note sur une copie.
Dans un monde normal, l’évaluation des apprentissages représente un levier pour la réussite, quel que soit le secteur de formation. Elle peut se subdiviser en trois catégories : l’évaluation diagnostique, l’évaluation formative et l’évaluation sommative. Le premier type permet d’identifier les forces et défis des étudiants, afin de cibler les contenus d’apprentissage qui nécessitent une attention particulière dans le cours. Pour le second type, c’est-à-dire l’évaluation formative, elle est répétée à des intervalles réguliers durant le processus d’apprentissage. Elle permet à l’étudiant de se situer dans ses apprentissages et de comprendre la nature de ses erreurs. Pour finir, l’évaluation sommative, quant à elle, permet de valider les apprentissages à la fin d’une séquence d’apprentissage. Elle vise, entre autres, à reconnaître les connaissances, les habiletés et les compétences en y accordant une note ou un pourcentage. Pour chacun de ces types d’évaluation, on pourrait en dire davantage, mais notre but n’est pas d’élaborer ici un cours sur l’évaluation des apprentissages, mais plutôt d’engager le débat en mettant le doigt sur quelques correctifs à apporter dans la perspective de mieux aider notre système éducatif à être plus performant.
Les tares que nous venons d’évoquer ne sont pas propres à l’enseignement au secondaire. D’ailleurs, nous pouvons affirmer sans risque de nous tromper qu’à travers plusieurs décennies, des centaines d’étudiants au Sénégal ont été sacrifiés à l’Ucad par des enseignants du supérieur qui ont eu à leur attribuer des notes sans une correction sérieuse de leurs copies ! Essayez seulement d’imaginer la charge de travail des enseignants à l’époque où l’Ucad était la seule université du Sénégal. L’enseignant n’est pas une machine. Il y a des conditions de travail qui sont déraisonnables. Et au bout de la ligne, c’est toujours l’élève ou l’étudiant qui est sacrifié.
En définitive, nos écoles de formation en pédagogie doivent donner de véritables modules de formation en évaluation des apprentissages, comme cela se fait dans les pays qui sont régulièrement cités en exemple pour la qualité de leurs enseignements. Au Sénégal, la plupart des parents reçoivent souvent des notes dont ils n’ont aucune idée de la valeur réelle. Ils ne savent ni pourquoi ni comment leurs enfants sont évalués à l’école. Le ministère de l’Education doit avoir une véritable politique de l’évaluation des apprentissages, qui associe tous les acteurs et partenaires de l’école et qui reconnaît l’évaluation comme une composante principale du curriculum de la formation des jeunes. Au regard des pratiques dans le milieu et le manque de cadre et de référentiels communs des enseignements à propos des fondements-mêmes de leurs pratiques d’évaluation, il urge de se concerter pour infléchir certains déséquilibres. Le système éducatif sénégalais est confronté à plusieurs difficultés persistantes qui ne favorisent pas la réussite éducative pour tous. Malgré les innombrables défis, en me fondant sur mon expérience personnelle et ma connaissance du milieu, j’ose affirmer que nous avons d’excellents enseignants au Sénégal. C’est au niveau des conditions de travail et de la valorisation de la fonction enseignante, mais aussi du manque de leadership de certains chefs d’établissement, que le bât blesse principalement. Pour amorcer le changement dans le bon sens, non seulement il faut revoir le curriculum dans son ensemble, mais aussi mettre les hommes qu’il faut à la place qu’il faut.
Mamadou Bamba TALL
Spécialiste en planification et gestion de l’éducation
Consultant international en Gestion de l’éducation
Ministère de l’Education du Québec, Canada
bambatall@yahoo.fr
1 Commission Scolaire Marguerite Bourgeois.
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4 Comments
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Que des balivernes. Il n’a jamais existé dans l’histoire du bac au Sénégal, au cours des années 90, un jury qui fait 800 candidats. Tous les collègues habitués à présider des jurys pourront confirmer cela. En plus comment attendre un hypothétique correcteur-rambo qui viendrait de Kédougou alors que Kaolack regorge de centres d’examen avec au moins trois jurys en son sein et deux correcteurs par discipline au moins.
Nous ignorons le projet d’un tel brûlot mais même les biais sur l’évaluation soulignés sont derrière nous depuis des décennies.
Monsieur Wade ne serais-tu pas un jaloux de ce monsieur par hasard? Je le crois sincèrement car tous les spécialistes s’accordent à dire qu’il est actuellement le plus grand connaîsseur dans ce domaine actuellement. Je le connais personnellement, il fut mon professeur en classe de terminale
L’auteur de ce texte est excellent, je le suis depuis un moment.
Excellente analyse. Du beau travail produit par un vrai spécialiste des sciences de l’éducation. Seuls les jaloux vont parler de balivernes ou sont dans des attaques personnelles. Dem lene djaingui mon guene. Ki il a des connaissances sures.