Ce jeudi, le Berger de l’île de Ngor a tiré sa révérence. Abdoulaye Diallo, autodidacte et arrivé tardivement dans la peinture, marquera tout de même d’une empreinte indélébile, son passage dans le monde artistique sénégalais.Par Mame Woury THIOUBOU – 

L’île de Ngor perd une partie de son âme artistique. Le «Berger de l’île de Ngor», le peintre Abdoulaye Diallo, a tiré sa révérence hier. L’homme, venu à l’art plastique sur le tard après une brillante carrière d’ingénieur télécoms, avait déposé ses palettes et ses couleurs sur cette belle île au large de Dakar. Dans les méandres de son studio, il avait décidé d’endosser l’habit du Berger. Celui de l’île, mais aussi celui d’une humanité en perdition. C’est à 60 ans que le Berger rencontre l’art plastique. Et 12 ans plus tard, le voilà retourné vers ses ancêtres. Mais il aura marqué le monde artistique sénégalais par sa présence, par ses réflexions et par ses œuvres gigantesques. Dans ses choix thématiques, les femmes, mais aussi les grandes figures du monde telles que Nelson Mandela, Frobenius. Et c’est ce dernier, qui a consigné dans une collection les 6000 peintures rupestres qui existaient dans le monde à son époque, qui lui ouvrira les portes du Musée de l’Homme de Paris. Du 17 novembre 2023 au 20 mai 2024, l’œuvre de Abdoulaye Diallo, Hommage à Frobenius 2, avait été exposée à Paris, aux côtés des œuvres de Jackson Pollock. «La présence de Abdoulaye Diallo a cette exposition signe une reconnaissance de l’importance et de la portée de l’art, y compris, voire avant tout, de l’Afrique. Le Berger de l’île de Ngor, à la suite de Leo Frobenius, fait œuvre mémorielle et prospective en mettant en exergue le lien qui lie l’Afrique au reste du monde par l’art rupestre depuis des temps immémoriaux, en Algérie, en Erythrée, au Soudan, en Afrique du Sud, au Botswana, au Lesotho, au Mozambique, en Namibie, en Zambie ou en Libye, grâce aux découvertes de Leo Frobenius», estimait le Pr Magueye Kassé, commissaire permanent de l’artiste.

Un «Penc» de réflexion
«Le Penc», sa maison-atelier sur l’île de Ngor, est entièrement dédié à l’art. Peinture, littérature, cinéma, l’espace est devenu incontournable pour tout amateur d’art. Sur la 2e plage de l’île, la bâtisse aux couleurs rouge est une invitation à flâner, à réfléchir et surtout à échanger avec le maître de céans. Abdoulaye Diallo n’était pas qu’un peintre, c’était aussi un sage. Un de ces hommes dont chaque parole et chaque mot invitait à réfléchir. «Quelle humanité pour demain ?» La question a hanté les œuvres et réflexions du peintre. En 2017, une exposition sur l’île de Ngor marque les esprits. «Quelle humanité pour demain ?», interroge inlassablement le peintre-poète. Ses réponses sont inscrites dans les toiles qui orneront ses cimaises. La toile qui donne son nom à cette exposition est gigantesque. Elle mesure 7, 9 m de long et 2, 45 m de large, et toise la mer avec ses multiples couleurs. Sur ce tryptique, la première partie évoque la théorie des accélérations : «Ce qui signifie l’amplification de la mondialisation qui amplifie le changement climatique et va changer tous les aspects de notre vie contemporaine.» Dans la deuxième partie de l’œuvre, le peintre étale toute sa colère contre l’humanité, tout en s’interrogeant sur sa destinée. Sur la toile, les vilénies de notre société y sont exposées sans fard. «La solution, c’est d’arriver à une humanité de paix, de pardon et de partage. Comme nous le suggèrent les frontons des universités musulmanes d’Espa­gne. Le savoir des sages, la piété des justes, la justice des grands…», dit-il en expliquant la 3e partie de l’œuvre. C’est cette profonde connexion avec son monde, la compréhension des enjeux qui le parcourent, qui rendent les œuvres du Berger aussi saisissantes. La couleur, la technique, le choix des thématiques, autant de choses qui attirent les yeux et l’esprit des visiteurs de l’île. Et sur nombre de ses toiles, la femme y est représentée.

L’éternelle muse
du peintre !
En mai 2022, alors que Dakar décline le thème de la biennale, I Ndaffa, sous toutes ses formes, la voix du patriarche retentit au cours d’une exposition, Taxawaalu, qui se décline à travers l’histoire de cette princesse peule, Fatimata Baba Lobo, contée par la styliste Oumou Sy. Abdoulaye Diallo présente quatre œuvres dédiées à la femme et à la fille. Il confie : «Un cerveau mal meublé ou non meublé pendant qu’on meuble son salon, peut être très dangereux pour une Nation. Si nous voulons éviter à notre pays de vivre une certaine pauvreté, une certaine tristesse, il faut apprendre à penser meubler les cerveaux des enfants. Ça, c’était ma première préoccupation. La deuxième, c’était la place de la femme. J’ai dit que nous gagnerions à mieux investir et sur le talent et sur la femme. Qu’il s’agisse de problèmes de scolarité, de problème social en général, tout passe par la mère. Il nous faudrait repenser l’éducation de la mère. Et je ne peux pas comprendre que dans ce monde où l’homme a tendance à tout dominer, pourquoi il ne chercherait pas à entendre et attendre celle à qui on a confié la plus belle des industries au monde, la fabrique de l’humain. Cette fabrique de l’humain se trouve dans le ventre de la femme, et je ne peux pas comprendre que dans nos pays, on ne puisse pas continuer à investir sur cette femme, qui est au début et à la fin de tout.»
mamewoury@lequotidien.sn