Décolonisation de l’espace public au Sénégal : renaître de l’hégémonie patriarcale

Alors que les rues de Dakar-Plateau s’apprêtent à être renommées pour effacer des traces coloniales, aucune femme ne figure dans la liste des noms retenus.
Ce nouvel oubli, cette nouvelle invisibilisation, révèle une réalité plus profonde : celle d’une décolonisation au masculin qui, en réalité, n’adviendra pas tant que les hommes africains n’auront pas entrepris leur propre décolonisation -intérieure, symbolique et transgénérationnelle.
Une décolonisation au masculin
Les rues de Dakar-Plateau, autrefois baptisées en hommage à des figures coloniales, vont bientôt être renommées de noms d’illustres hommes sénégalais. A travers ce processus de dénomination, le Conseil municipal entend ainsi «mieux refléter la grandeur des figures sénégalaises» qui ont marqué notre histoire.
Mais à l’heure du choix, aucune femme n’a trouvé sa place sur la liste, ou devrait-on dire, aucune place n’a été donnée (par les hommes) aux femmes. Comme si, dans l’histoire du Sénégal, aucune héroïne, aucune figure féminine n’avait contribué à l’édification de la Nation. Comme si le génie, le courage et le mérite restaient des attributs exclusivement masculins.
La réaction des femmes a été exemplaire : indignation, réclamations, appels à la réparation. Une colère légitime, nourrie par des décennies d’invisibilisation et ravivée par une blessure collective féminine. La plateforme citoyenne Ci la ñu bokk, sur sa page Facebook, politise cette invisibilisation et entend donner de la visibilité aux femmes qui ont façonné l’histoire et le présent de notre Nation.
Au-delà du symbole, ce silence autour des femmes noires n’est pas un accident. Il révèle un problème plus profond, enraciné dans notre inconscient collectif : celui d’un patriarcat africain qui s’est nourri de la colonisation au lieu de la combattre, et qui, aujourd’hui se nourrit de la décolonisation. Or, il va être crucial de comprendre qu’aucune décolonisation d’avec l’Occident ne sera possible sans une décolonisation préalable des hommes africains eux-mêmes.
La double colonisation des femmes noires
La colonisation n’a pas seulement possédé nos terres, notre économie et nos institutions, elle a remodelé notre sociologie, nos mentalités, les relations entre les hommes noirs et les femmes noires. En important un modèle patriarcal occidental, elle a établi dans les sociétés africaines, et ce de manière ancrée, des hiérarchies entre les sexes qui, auparavant, étaient bien plus fluides et complémentaires.
Les hommes africains ont hérité de cette domination soufflée par la colonisation et en ont tiré bénéfice, reproduisant sur les femmes noires, et ce à travers les générations, les mêmes logiques de dépossession dont ils se plaignent souvent vis-à-vis de l’Occident.
Ainsi, les femmes noires ont été doublement colonisées : par les hommes blancs et par les hommes noirs.
Cette réalité est difficile à admettre, car elle brise le récit héroïque d’une Afrique simplement victime.
Mais il est essentiel de la nommer : on ne décolonise pas un continent en oubliant ses femmes. Le patriarcat africain, souvent présenté comme une «tradition», est en vérité un héritage colonial qui a figé les rôles, réduit les femmes au silence, et fait de la domination masculine l’une des expressions les plus abouties des enjeux de pouvoir qui ont fait que la place des femmes africaines a été longtemps prise, niée et contrôlée lorsqu’elle est donnée.
La terre, ce lieu de dépossession
Ironie du sort : le débat sur les noms de rues touche encore à la terre, cet espace symbolique qui emmagasine la mémoire.
La terre, qu’on nomme, qu’on trace, qu’on parcourt, reste majoritairement masculine.
Refuser d’y inscrire les femmes, c’est prolonger leur effacement. C’est nier leur contribution aux luttes, à l’éducation, à la culture, à la transmission des savoirs et à la survie de la Nation.
Décoloniser l’espace public, ce n’est pas seulement changer des noms. C’est repenser ce que ces noms racontent. Or, tant que nos rues, nos écoles et nos institutions ne porteront pas aussi les noms des femmes qui ont marqué notre histoire, notre mémoire collective restera amputée, jamais décolonisée.
Un pays qui protège mal ses femmes ne se libère pas
Nous parlons aussi d’un pays où il reste socialement acceptable de battre, d’humilier ou de tuer une femme sans être sérieusement inquiété par la Justice. Cette banalisation de la violence faite aux femmes dit tout du déséquilibre moral qui nous empêche d’avancer. La Justice est indulgente envers les agresseurs et les maris violents, la société reste globalement muette face aux injustices que subissent les femmes. Dès lors, comment vraiment parler de souveraineté, d’indépendance, de dignité ?
Aucune décolonisation authentique n’est possible dans une société qui continue à opprimer ses femmes. La décolonisation commence le jour où l’on réalisera que l’émancipation des femmes africaines et leur place retrouvée sont la condition même de la libération nationale.
Décoloniser la masculinité africaine
Il faudra comprendre les ressorts politiques et psychologiques de la colonisation et la relégation des femmes noires à la «dernière position», à leur invisibilisation, à leur musellement. Les femmes sénégalaises devront redéfinir leurs priorités et se réveiller des mensonges patriarcaux qu’on leur a inculqués.
Les hommes, eux, devront apprendre à affronter leurs privilèges hérités, à s’en défaire. Ils devront se libérer d’une virilité colonisée qui se définit par la domination économique et spatiale -jusque dans nos lieux de vie, dans nos rues.
On ne décolonise pas un Peuple en perpétuant les mêmes logiques d’oppression que celles qu’on reproche à l’Occident. Décoloniser l’Afrique, c’est donc aussi décoloniser la masculinité africaine.
Un signal attendu du Président Bassirou Diomaye Faye
J’en appelle au Président Bassirou Diomaye Faye dont on salue la lucidité et la capacité à écouter. Il lui revient d’envoyer un signal fort : celui d’une décolonisation inclusive, où les femmes ne seraient plus un oubli à réparer, mais une évidence à reconnaître. Une directive présidentielle qui invite à baptiser rues, écoles et institutions du nom de femmes sénégalaises illustres serait un acte politique fort, porteur de sens et d’équilibre. Elles sont nombreuses : Mame Madior Boye, Marie-Angélique Savané, Marème Touré Thiam, Aline Sitoé Diatta, Ndatté Yala Mbodj, et des centaines d’autres dans tous les domaines : politique, sciences, littérature, sports, culture, etc. Ce geste ne réparerait pas seulement une injustice symbolique : il ouvrirait un nouveau chapitre de notre histoire commune.
Ecrire ensemble la nouvelle cartographie du Sénégal
Le Sénégal ne sera pleinement décolonisé que lorsque ses femmes habiteront pleinement nos récits, nos institutions et nos espaces. Car tant que leurs noms n’auront pas leur place sur nos rues, nos édifices, nos équipements, c’est une part de notre humanité et de nos responsabilités collectives que nous continuerons à effacer.
Fatoumata Sissi NGOM
Ecrivaine, analyste de politiques

