Décret portant réorganisation de la Primature : Le gouvernement accusé de plagiat

Le décret 2025-1929, qui est vu comme accordant des pouvoirs exorbitants au Premier ministre, serait issu du «pompage» d’un document de travail d’une juriste sénégalaise, ayant précédemment travaillé avec les services du ministère de la Justice. Pourtant, son apport, si essentiel, semble aujourd’hui passé aux oubliettes. En réaction, elle attrait l’Etat en Justice pour «contrefaçon, abus de confiance…», ainsi que d’autres griefs. Une affaire partie pour faire grand bruit.
Par Mohamed GUEYE – Ce qui devait être une contribution citoyenne à la réforme de l’Etat est en train de se transformer en scandale judiciaire sur fond de crise politique. Mme B. Diaw, une juriste ayant collaboré avec les services du ministère de la Justice, a déposé une plainte retentissante contre X pour «contrefaçon d’œuvre de l’esprit, abus de confiance, usurpation de propriété intellectuelle, recel de contrefaçon et détournement de document administratif». Au cœur de l’affaire : un décret controversé sur les pouvoirs du Premier ministre, que la plaignante affirme être calqué, «de A à Z», sur son propre travail, qu’elle avait déposé à la Primature en janvier 2025 et qui, depuis, a été pillé sans son accord.
Dans sa plainte déposée auprès du procureur, Mme B. Diaw expose un scénario glaçant pour tout intellectuel et citoyen. Elle indique avoir remis, en janvier 2025, à la Primature, un «document original de réforme institutionnelle». Un travail de fond qui se présente comme le fruit d’une expertise et d’une réflexion personnelle. Or, de mai 2025 à ce jour, plusieurs décrets gouvernementaux sont publiés et les passages repris en Conseil des ministres par le Premier ministre. La juriste y découvre, stupéfaite, la reprise, «sans autorisation, de concepts, structures et terminologies» directement tirés de sa proposition. «Tout ce qui est dit de sensé dans leur travail vient de moi», assène-t-elle, en dénonçant un usage intégral de son document malgré ses multiples relais pour alerter les autorités sur cette appropriation.
Fait notable : la plaignante précise que son document «n’avait pas pour objectif de dépouiller le chef de l’Etat de ses pouvoirs au profit d’un renforcement des prérogatives du Premier ministre». Cette mise au point suggère que le gouvernement aurait potentiellement détourné l’esprit et la finalité d’une proposition technique pour l’instrumentaliser dans un cadre politique plus large -celui de la répartition des pouvoirs au sommet de l’Etat, débat brûlant au sein de la majorité.
Le Quotidien a pu consulter des extraits comparés. Les similitudes sont frappantes et vont au-delà du hasard ou de l’emprunt de formules techniques communes. Il s’agit de structures propositionnelles identiques, de terminologies spécifiques et novatrices créées par la juriste, et de séquences logiques reprises à l’identique. Plusieurs passages de certains décrets récents mettent en évidence les similitudes entre les termes utilisés dans les textes officiels et la terminologie de son document. Ainsi, si le décret 2025-1929, relatif à l’organisation de la Primature, a été pris le 27 novembre 2025, Mme Diaw relève que déjà, des mesures étaient prises dès le mois de juillet, par exemple, pour «mettre en place un Comité spécial chargé de traduire les recommandations du Dialogue national en textes, là où son document insistait sur «la coordination et l’articulation intersectorielle» et un comité de pilotage multisectoriel».
Par ailleurs, concernant le Suivi/Evaluation et la gouvernance numérique, son document prévoit, entre autres, une «plateforme digitale» et des «mécanismes de suivi», ainsi que d’«instruments de pilotage logés à la Primature», tandis que le Conseil des ministres du 18 juin 2025 parlait «de la création de la Cellule d’orientation et de suivi des réformes (Cosr)». L’analyse croisée des conseils des ministres des 18 juin, 16 juillet, 3 septembre et 3 décembre 2025 révèle une convergence frappante entre les orientations gouvernementales et les axes stratégiques du document de Mme Diaw. Du renforcement du pilotage interministériel à la modernisation numérique de l’Administration, en passant par la constitution d’un vivier de compétences, la réorganisation des ministères ou encore la mise en place d’instances de suivi-évaluation, les services du Premier ministre semblent s’être largement appuyés sur les recommandations structurantes de ce document. Les mesures adoptées -création de comités spécialisés, digitalisation des procédures, dispositifs de reporting, réforme de la gouvernance, programmes sociaux transversaux et structuration des organes de pilotage- reprennent de manière directe, parfois presque méthodologique, les propositions du Pncsg. Cette continuité témoigne d’une utilisation concrète et opérationnelle du document comme matrice de réforme, confirmant son influence dans la conduite de l’action publique.
En outre, Mme Diaw affirme avoir joué un rôle déterminant dans la procédure ayant conduit aux décrets de nomination de Marie-Rose Faye et de Mouhamadou Lô, qui trouvent leur origine sans ambiguïté dans le Programme national des cadres dirigeants du Sénégal élaboré, on le rappelle, pour moderniser l’action publique et renforcer l’efficacité de l’Etat. Ce document a précisément identifié ces fonctions, leurs finalités et les missions stratégiques qui y sont rattachées, avant de servir de cadre à la désignation de ces ministres.
La plainte de la patronne du Cabinet Bdl expose les pouvoirs publics à une tempête judiciaire, politique et réputationnelle de grande envergure. L’immunité de l’Etat ne le protège pas contre le droit d’auteur. L’Etat-patron, en la personne de ses administrations, pourrait être reconnu coupable de contrefaçon par le Tribunal. Les conséquences ? Des juristes consultés parlent de lourds dommages et intérêts pour «préjudice matériel et moral», l’annulation possible des décrets entachés d’illégalité procédurale et une injonction à cesser toute utilisation du travail volé. Ce serait une faillite de l’autorité morale de la Loi.
Mme Diaw soupire : «Le Sénégal se présente comme le berceau de l’intellect et de la création africaine, de Senghor à aujourd’hui. Cet héritage est souillé. L’Etat n’apparaît plus comme un protecteur des créateurs, mais comme leur premier prédateur. Sur la scène africaine et internationale, c’est une humiliation diplomatique : le pays sera pointé comme un exemple de mauvaise pratique, affaiblissant son leadership et décourageant les partenariats de recherche.» Le cri de Mme B. Diaw se veut la revendication d’une citoyenne spoliée qui exige, au minimum, une reconnaissance officielle de son travail. C’est une quête de justice et de dignité. «Ils ont pris mes mots, mes idées, ma substance. Qu’ils aient au moins le courage de dire d’où cela vient», semble-t-elle dire.
La balle est désormais dans le camp de la Justice et du gouvernement. Ce dernier peut-il se permettre de laisser traîner une affaire qui, à chaque audience, rappellera que les fondements intellectuels de sa réforme sont contestés pour cause de pillage ? Le procès qui s’annonce, ne jugera pas seulement la plainte d’une juriste, mais la valeur que l’Etat sénégalais accorde à l’intelligence, à l’éthique et à la propriété de la pensée.
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