Dénonçant la gestion du pays et déplorant la crise morale qui le traverse actuellement, le magistrat Ibrahima Hamidou Dème a annoncé hier, à travers un message adressé à ses compatriotes, sa démission de la magistrature, son corps de métier. Il fait état d’une justice qui vit «une crise sans précédent» et «qui a perdu sa crédibilité et son autorité».

Le magistrat Ibrahima Hamidou Dème a surpris hier. Un an après son départ bruyant du Conseil supérieur de la magistrature (Csm) où il représentait ses pairs, le magistrat Dème a décidé cette fois-ci de démissionner avec fracas de sa fonction. Dans un message adressé à ses compatriotes, il déclare : «Je démissionne d’une magistrature qui a démissionné.» Le magistrat fait état dans son texte d’«une magistrature de plus en plus fragilisée, voire malmenée de l’intérieur comme de l’extérieur» avec comme conséquence «une crise sans précédent de la justice qui a perdu sa crédibilité et son autorité».
Mettant à l’index d’autres manquements notés dans le fonctionnement de la Magistrature, Ibrahima Hamidou Dème écrit encore : «(…) Le naufrage de la justice, c’est non seulement un manquement du président de la République à son obligation constitutionnelle de garantir l’indépendance de cette institution, mais c’est avant tout la responsabilité d’une importante partie de la hiérarchie judiciaire qui a distillé dans le corps une culture de soumission qui a progressivement remplacé une longue culture d’honneur, de dignité et d’indépendance».

«Les Sénégalais sont fatigués»
Le magistrat démissionnaire ne s’est pas limité à son corps d’origine. Il peint aussi sous des traits sombres la situation que traverse actuellement son pays puisqu’il constate qu’«au-delà de la justice, c’est tout le pays qui est en détresse». M. Dème relève l’existence de la «crise morale» qui demeure «la plus grave» que traverse «actuellement» le pays. «Nos valeurs cardinales de dignité, d’honneur, de probité et de loyauté sont presque abandonnées au détriment du reniement, du non-respect de la parole donnée, de la trahison, du mensonge etc. qui sont cultivés par les plus hautes autorités et ce, dans la plus grande indifférence», indique-t-il. Et le jeune magistrat d’enfoncer le clou : «Les fonctionnaires qui jadis étaient fiers et jaloux de leurs valeurs de neutralité, de désintéressement et soucieux de l’intérêt général sont désormais contraints d’adopter une honteuse posture partisane et politicienne qui est la seule permettant d’accéder ou de conserver des postes de responsabilité. Et ceux qui refusent d’adopter un tel comportement sont, malgré leurs compétences et leur probité, marginalisés et perdent de ce fait toute motivation indispensable à la bonne marche du service public. La politique politicienne et les intérêts privés ont désormais pris le dessus sur les intérêts supérieurs de la Nation, de sorte que ceux qui décident ne savent pas et ceux qui savent ne décident pas.»
Avant de lâcher une célèbre phrase qui rappelle celle du président démissionnaire du Conseil constitutionnel en 1993, feu le juge Kéba Mbaye : «Les Sénégalais sont fatigués.» Ils sont «écrasés par le coût élevé de la vie, le chômage chronique et sont obligés de subir l’insécurité, l’indiscipline, la corruption et l’insalubrité». Un constat qui se fait remarquer au niveau de l’économie du pays dont «aucun secteur n’est actuellement épargné par la précarité».

«Une gouvernance folklorique, clientéliste…» à la place «d’une gestion transparente, sobre et vertueuse promise»
Tirant sur la gestion du pays par l’actuel pouvoir, Ibrahima Dème ne manque de déplorer «une gouvernance folklorique, clientéliste, népotiste, ‘’gabegique’’ et laxiste, en lieu et place d’une gestion transparente, sobre et vertueuse promise». D’autant plus qu’à ses yeux, «nos maigres ressources de pays pauvre et très endetté sont dilapidées à des seules fins politiciennes. Nos libertés publiques, durement acquises depuis des décennies, sont désormais devenues conditionnelles. La démocratie et la bonne gouvernance ne sont plus qu’un leurre».
Accusant «une même classe politique qui nous dirige depuis des décennies» d’être responsable de «la décadence de notre société», Ibrahima Dème ne dédouane pas la communauté à qui il reproche «d’avoir toujours laissé faire» avec «notre abstention (qui) est complice, notre silence coupable». Suffisant pour lui de décréter : «Devant le tribunal de la postérité, notre culpabilité criera plus fort que la leur.»

«Vainquons nos peurs pour affronter avec courage les défis d’un Sénégal nouveau»
Pour autant, le magistrat Ibrahima Dème ne veut pas faire preuve de pessimisme béat. Il croit à un sursaut de la part de ses compatriotes puisqu’il invite «les forces vives de la Nation» à «sortir de leur résignation, de leur indifférence par rapport à la grave situation de notre pays». «Sortons de nos égoïsmes, pensons moins à conserver le confort de nos situations et remplissons plutôt nos devoirs vis-à-vis de notre pays qui nous a tout donné et que nous ne devons pas léguer, exsangue, à nos enfants ! Sortons de nos hésitations, vainquons nos peurs pour affronter avec courage les défis d’un Sénégal nouveau», appelle-t-il. Avant de croire qu’«une nouvelle mentalité doit émerger». «A vrai dire, la seule émergence qui vaille aujourd’hui, c’est l’émergence d’une nouvelle citoyenneté, l’émergence d’un patriotisme nouveau, l’émergence d’une nouvelle gouvernance, seules capables de vaincre le statu quo et de porter un développement durable et harmonieux», se convainc-il.
Invitant ses compatriotes à changer le Sénégal, le magistrat Ibrahima Dème considère : «L’avenir du Sénégal nous concerne tous. C’est donc à nous de le construire. Soyons persuadés que nous méritons mieux que notre médiocre sort» ; d’où sa dernière invite : «Nous devons impérativement reprendre notre destin en main en étant convaincus que notre patriotisme sincère vaincra sans doute les calculs et manœuvres des politiciens professionnels.»

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