Elu président de la République du Sénégal, le 25 mars 2024, dès le premier tour à la majorité absolue des suffrages valablement exprimés (soit 54, 28%), devant le candidat de Benno bokk yaakaar Amadou Ba (35, 79%) et le candidat du Parti de l’unité et du rassemblement Aliou Mamadou Dia (2, 80%), Bassirou Diomaye Faye n’attendait que son installation par le Conseil constitutionnel à la tête de l’Etat pour dévoiler le choix de son Premier ministre, à savoir son ancien collègue inspecteur des Impôts et domaines devenu son leader politique incontesté en la personne de Ousmane Sonko.
Le leader des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef) était sûrement bien placé pour être élu président de la République. Cela est lié à sa proximité avec le Peuple qu’il a cultivée pendant toute une décennie de combat politique. Mais en raison du rejet de sa candidature par le Conseil constitutionnel, Ousmane Sonko a porté son choix sur l’ancien Secrétaire général de son parti politique, à savoir Bassirou Diomaye Diakhar Faye. En retour, ce dernier l’a nommé Premier ministre. La relation s’annonce déjà très particulière. La situation est assez iconoclaste dans un régime où le président de la République est reconnu pour avoir concentré tous les pouvoirs entre ses mains dans un régime qui se réclame semi-présidentiel.
Les régimes parlementaires classiques sont souvent caractérisés par un bicéphalisme. Le partage du pouvoir exécutif se révèle très déséquilibré en faveur du chef du gouvernement dans des pays européens comme l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne. Ce déséquilibre va a contrario au profit du chef de l’Etat dans des pays du régime semi-présidentiel comme l’Algérie ou le Sénégal. Le régime sénégalais se différencie de celui de la France, car dans ce pays de Senghor et de Abdoulaye Wade, le Président a la prérogative de définir la politique de la Nation, d’initier des lois et révoquer le Premier ministre. La comparaison ne serait pas opportune avec des pays africains comme le Bénin ou la Côte d’Ivoire en ce qu’ils penchent pour un régime présidentiel d’ailleurs différent de celui des Etats-Unis d’Amérique.
En tout état de cause, il y a lieu de réfléchir sur la nature des rapports entre le président de la République et le Premier ministre en général avant de prendre position sur le cas particulier du tandem Diomaye-Sonko.
Dans un régime parlementaire rationalisé ou semi-présidentiel, la relation entre le président de la République et le Premier ministre est souvent équilibrée en période de cohabitation, mais se veut déséquilibrée en période de fait majoritaire
La cohabitation existe lorsque le président de la République et le Premier ministre ne sont pas issus du même bord politique. C’est un phénomène rencontré en France et est jusque-là absent au Sénégal. Dans cette situation, le Président est tenu de nommer un Premier ministre qui lui est politiquement défavorable. Nommer un Premier ministre de son camp face à une Assemblée composée d’une majorité récalcitrante, c’est s’exposer à des crises gouvernementales liées à des utilisations intempestives de la motion de censure et de la question de confiance. Cette désignation d’un Premier ministre, chef de la majorité à l’Assemblée nationale, a pour conséquence de limiter le président de la République à ses pouvoirs propres et permettre au Premier ministre de définir la politique de la Nation, d’initier les projets de loi et de disposer librement de l’Administration.
Lors de la survenance du phénomène de la cohabitation en France, le leader de la Droite et celui de la Gauche étaient obligés de gouverner ensemble le pays. Ce phénomène s’est produit à trois reprises sous la Vème République (Mitterrand-Chirac 1986-1988 ; Chirac-Balladur 1993-1995 ; Chirac-Jospin 1997-2002). Depuis lors, il n’existe plus de cohabitation en raison du passage du septennat au quinquennat et du changement du calendrier électoral en 2000.
Mais il n’est pas impossible que cela se reproduise malgré le rapprochement des dates de l’élection présidentielle et des élections législatives. A titre illustratif, le Président Emmanuel Macron (38, 57%) a failli perdre sa majorité lors des élections législatives de 2022 au profit de la Gauche de Jean-Luc Mélenchon (31, 60%). Idem, lors des élections législatives de 2022, le Sénégal était sur le point de basculer dans une période de cohabitation entre la coalition Benno bokk yaakaar (pouvoir : 82 sièges) et l’inter-coalition Yewwi-Wallu (opposition : 80 sièges). Si une telle situation se produisait, le Premier ministre serait issu de l’opposition et pourrait initier des lois qui seront approuvées par l’Assemblée nationale sénégalaise.
Le fait majoritaire, qui est cependant caractérisé par la concordance des majorités présidentielle et parlementaire, est réellement présent au Sénégal et est marqué par la primauté présidentielle. Autrement dit, le président de la République élu par le Peuple se voit octroyer également une majorité parlementaire qui lui est favorable. C’est l’exemple de tous les régimes sénégalais depuis la crise entre Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia en 1962. Cette crise avait non seulement mis un terme au régime parlementaire, mais elle eut pour conséquence le changement de la Constitution et l’instauration d’un «cycle présidentialiste» (pour reprendre l’expression du professeur Ismaïla Madior Fall dans son ouvrage sur l’évolution constitutionnelle du Sénégal, Credila, 2007). Depuis 1963, le Sénégal a changé sa Constitution et a instauré un régime où le président de la République est élu au suffrage universel direct, occasionnant une forte primauté présidentielle.
D’autant plus qu’avant la mise en place des organes de supervision des élections et la garantie de la liberté et du pluralisme de la presse, il n’a jamais été d’une extrême difficulté pour le chef de l’Exécutif de voir son camp remporter les élections législatives et ce, même si l’on pouvait soupçonner de la fraude électorale (V. El Hadji Omar DIOP, A la recherche d’une formule achevée de construction de la neutralité électorale : la création de la Commission électorale nationale autonome, CENA, au Sénégal, Publibook, 2007). Autrement dit, le président de la République a toujours bénéficié d’une forte légitimité démocratique face au Premier ministre. Cette situation est observable de 1963 à nos jours.
Le Président Bassirou Diomaye Faye et le Premier ministre Ousmane Sonko sont (ou seront) dans une période de fait majoritaire, mais leur relation doit prendre le contrepied des autres régimes et s’inscrire dans un bicéphalisme équilibré
Le Président Bassirou Diomaye Faye et le Premier ministre Ousmane Sonko sont de facto en période de fait majoritaire parce qu’ils sont issus du même parti politique. Pour autant, ces nouvelles têtes de l’Exécutif ne détiennent pas encore de majorité parlementaire. Et, comme «la dissolution ne peut intervenir durant les deux premières années de législature» (article 87 alinéa 2 de la Constitution de 2001) et que cette XIVème a été installée le 12 septembre 2022, il va falloir patienter jusqu’au 12 septembre 2024 pour que le Président puisse exercer son pouvoir de dissolution et convoquer le corps électoral. Ce n’est qu’à partir du moment où le Peuple leur octroie une majorité absolue aux prochaines élections législatives que le président de la République et le Premier ministre pourraient commencer à bien mettre en œuvre leur programme de campagne électorale par la révision de la Constitution, la ratification des traités et l’élaboration des lois. Pour le moment, ils ne peuvent gouverner que par décret, sauf s’ils réussissent à convaincre l’actuelle Assemblée sur une réforme de consensus national.
Le projet politique «souverainiste» pour lequel le Peuple sénégalais a voté, est, en vérité, porté par Ousmane Sonko depuis l’élection présidentielle de 2019. N’eurent été ses ennuis avec la Justice, le leader du parti Pastef aurait participé et remporté cette élection présidentielle dès le 1er tour. De plus, le choix de Diomaye a été accompagné par un slogan «Diomaye mooy Sonko» («Diomaye, c’est Sonko»). Le soutien de Monsieur Sonko à Monsieur Diomaye Faye a été décisif à la victoire du camp de la rupture et ce, même si cet ancien Secrétaire général du parti Pastef a le mérite d’avoir mené des combats au même pied que beaucoup de ses camarades de parti.
Le fait majoritaire a toujours occasionné une primauté présidentielle au Sénégal. Néanmoins, compte tenu du contexte de cette élection présidentielle, cela ne devrait pas être le cas pour le tandem Diomaye-Sonko. Pour nommer et révoquer les membres du gouvernement, définir la politique de la Nation, initier les projets de loi, négocier les traités et accords internationaux, décider d’une intervention militaire, le Président Diomaye Faye sera certainement guidé par les conseils de son Cabinet et les délibérations du Conseil des ministres. Mais il lui faudra avant tout recueillir le consentement du Premier ministre Sonko. Le respect d’une telle pratique est le meilleur rempart contre les éventuelles dissensions que l’on a coutume d’observer dans les rapports entre les deux têtes de l’Exécutif.
En revanche, quel que soit le rôle décisif joué par Monsieur Sonko dans son élection, le Président Diomaye Faye ne doit pas perdre de vue qu’il a été légalement élu et investi officiellement de ses fonctions de chef d’Etat. Il a prêté serment devant Dieu et le Peuple, et est responsable pénalement en cas de haute trahison. Donc, le fait pour lui de veiller à un rapport équilibré avec le Premier ministre Sonko ne devient une nécessité impérieuse que lorsqu’une telle collaboration va dans le sens de l’intérêt supérieur de la Nation. Au cas contraire, le président de la République sera fondé à exercer en toute autonomie ses pouvoirs constitutionnels.
Par conséquent, au-delà de l’équilibre qui doit s’instaurer dans les rapports entre le président de la République et le Premier ministre conditionné par la volonté de servir exclusivement la Nation, la Constitution doit nécessairement être réformée pour démanteler l’hyper-présidentialisme et asseoir un régime équilibré des pouvoirs avec un Parlement autonome, une Justice indépendante et une participation citoyenne, afin d’atteindre un besoin tant attendu de développement économique, social et environnemental du Sénégal.
Alassane DIA – Docteur en Droit public
Enseignant/chercheur à l’Université Toulouse 1 Capitole
Fondateur de la plateforme Xam Yoonu Réew Mi