Le paradoxe sénégalais : le Sénégal incarne aujourd’hui le paradoxe le plus criant de la finance africaine, avec une économie au potentiel incontestable, portée par une dynamique démocratique exceptionnelle, mais étranglée par une dette publique estimée à 132% du Pib, selon les dernières révélations. Alors que le gouvernement du tandem Diomaye-Sonko affronte la révélation de dettes cachées dépassant 11 milliards de dollars -une somme qui contraste dramatiquement avec la moyenne de 1% du Pib habituellement observée dans les pays émergents-, un débat crucial s’engage sur la stratégie à adopter.
I. La singularité du cas sénégalais : entre transparence comptable et héritage toxique
Contrairement aux allégations simplistes, la «dette cachée» sénégalaise relève moins d’un reclassement technique conforme aux normes internationales (Gfsm 2014 du Fmi, Sec 2010 de l’Ue), comme l’a documenté le think tank Ipode, que d’absence d’orthodoxie budgétaire, de non-conformité… de la fraude. Cette transparence nécessaire, bien que politiquement risquée, démontre la volonté du nouveau régime d’établir une gouvernance vertueuse.
L’analyse du professeur Abdoulaye Ndiaye (Nyu Stern) éclaire l’ampleur du défi : «Sur 140 pays émergents et en développement (1973-2023), les dettes cachées représentent en moyenne 1% du Pib. Celle du Sénégal se distingue par son ordre de grandeur : 11 milliards de dollars.» Cette anomalie statistique révèle un problème systémique dans le dispositif de suivi du Fmi lui-même, comme l’a dénoncé l’ancien cadre du Fonds, Peter Doyle.
II. Le refus de la restructuration : une souveraineté économique assumée
La position ferme du Premier ministre Ousmane Sonko, rejetant la restructuration proposée par le Fmi, s’appuie sur une analyse rationnelle des expériences comparées :
L’échec des restructurations africaines
· La Zambie, le Ghana et l’Ethiopie ont subi des processus de restructuration longs et douloureux, avec des impacts sociaux dévastateurs.
· Le Kenya a opté pour des hausses d’impôts déclenchant des manifestations meurtrières.
· Comme le note Stuart Culverhouse de Tellimer : «Sans l’aide du Fmi, le gouvernement doit compter sur le financement national et des coupes budgétaires importantes, au risque de provoquer des troubles sociaux.»
La spécificité sénégalaise
Le Sénégal dispose d’atouts uniques qui légitiment sa recherche d’alternatives :
· Une croissance économique résiliente (11, 8% en glissement annuel au T2-2025).
· Des engagements d’investissement de 23 milliards de dollars lors du forum «Invest in Senegal».
· L’imminence des revenus pétroliers et gaziers (projet Gta).
· Une stabilité politique et démocratique rare dans la sous-région.
III. Les alternatives à la restructuration : un ajustement à visage humain
Le plan de relance dévoilé en août par le gouvernement, financé à 90% par des ressources nationales, illustre cette approche alternative articulée autour de plusieurs piliers :
Optimisation des recettes domestiques
· Lutte contre l’évasion fiscale et les flux financiers illicites.
· Rationalisation des dépenses publiques sans compression sociale.
· Recouvrement des montants indûment transférés, identifiés par la Cour des comptes.
Capitalisation sur les avantages comparatifs
· Exploitation rationnelle des ressources pétrolières et gazières dans le cadre de l’Itie.
· Développement des infrastructures énergétiques comme leviers de croissance inclusive.
· Renforcement du secteur agricole et touristique pour une croissance pro-pauvre.
IV. L’urgence d’un nouveau paradigme financier international
La position sénégalaise rejoint les plaidoyers historiques d’économistes comme Amartya Sen, des universitaires, entre autres Société civile africaine (Alioune Tine…) pour un effacement partiel de la dette africaine. Les arguments éthiques et économiques s’accumulent :
L’injustice historique
· Une dette souvent contractée par des régimes non démocratiques.
· Des conditionnalités qui ignorent les réalités socio-économiques locales.
· Un système financier international structurellement défavorable aux pays du Sud.
· L’impératif des Objectifs de développement durable.
· L’Agenda 2050 nécessite des investissements massifs, incompatibles avec le service actuel de la dette.
· La priorité doit être donnée au financement de la santé, l’éducation et la transition écologique.
V. La résilience sénégalaise face aux défis régionaux
Dans un contexte sous-régional marqué par l’instabilité sécuritaire, la position du Sénégal comme havre de stabilité démocratique justifie un traitement différencié. Comme le souligne le Pr Ndiaye : «Le Sénégal a «freeridé» sur la zone Uemoa. Merci à la monnaie unique donc, gardons-la.»
Les mesures proposées par les experts pour préserver la stabilité régionale :
· Cartographier l’exposition financière régionale au risque sénégalais.
· Lancer un stress-test coordonné des banques et assureurs.
· Préserver les réserves de la Bceao pour éviter la contagion.
En conclusion : vers une souveraineté financière négociée
La perception du bras de fer entre le Sénégal et le Fmi dépasse la simple question de la restructuration. Il incarne la quête légitime d’un nouveau contrat financier international respectueux des spécificités nationales et des impératifs de développement.
La position du gouvernement Diomaye-Sonko, refusant l’austérité brutale au profit d’un ajustement à visage humain, s’appuie sur des fondamentaux économiques solides et une légitimité démocratique incontestable.
L’effacement partiel de la dette, soutenu par des voix mondiales comme Amartya Sen, n’est pas une solution de facilité, mais une nécessité historique pour permettre l’émergence d’une prospérité partagée.
Comme le reconnaît le Fmi lui-même, la décision de restructurer «reste une décision souveraine». Le Sénégal, fort de ses atouts économiques et de sa stabilité politique, mérite que la Communauté internationale accompagne sa stratégie alternative -une stratégie qui pourrait devenir un modèle pour toute l’Afrique subsaharienne.
La résilience de l’économie sénégalaise, portée par son dynamisme démocratique et son potentiel économique, lui permettra de traverser cette zone de turbulence pour peu que la solidarité internationale dépasse les dogmes hérités du passé. L’enjeu dépasse le Sénégal : il s’agit de construire les fondements d’un nouveau partenariat économique Nord-Sud plus juste et plus équitable.
Dr Seydina Oumar SEYE