Dette publique : «dette cachée» ou correction comptable, quand la politique politicienne s’en mêle

Les récentes déclarations de l’ancien ministre Habib Sy, aujourd’hui président du Conseil d’administration de la Senelec, sur la prétendue «dette cachée» du Sénégal, ont relancé un débat qui, sur le plan technique, ne devrait pourtant plus exister.
Ce qu’il présente comme une dissimulation d’engagements financiers n’est en réalité qu’un reclassement comptable conforme aux normes internationales de transparence budgétaire, notamment le Gfsm 2014 du Fmi et, à titre de référence, le Sec 2010, utilisé dans l’Union européenne.
Un débat qui n’aurait jamais dû exister
Ces standards précisent dans quels cas une entreprise publique doit être incluse dans la dette souveraine : lorsqu’elle dépend structurellement du budget de l’Etat pour fonctionner, ou lorsque ses dettes sont garanties explicitement par l’Etat. Autrement dit, les dettes de structures telles que Senelec, Sones, Aibd, Apix ou Ageroute n’étaient pas «cachées», mais hors bilan, car ces entités disposent d’une personnalité juridique propre et de revenus autonomes. En 2023-2024, le Sénégal a décidé de reclasser ces dettes parapubliques dans la dette souveraine consolidée, dans un souci de transparence. Ce choix, effectué par les nouvelles autorités, est à la fois courageux et louable, mais il a été mal expliqué au grand public et à l’opinion internationale.
Sous l’effet d’une communication politique maladroite, cette opération technique a été instrumentalisée, et elle porte aujourd’hui préjudice au pays sur le plan financier. La première conséquence a été une hausse mécanique du ratio dette/Pib, passé de 97% à environ 119%, sans qu’un seul franc nouveau n’ait été emprunté pour autant.
Ce ratio, suivi de près par l’Uemoa et les institutions internationales, a immédiatement placé le Sénégal hors des critères de convergence communautaire, rendant l’accès au marché financier plus coûteux -ce qui a mis le pays sous tension budgétaire depuis lors.
S’y sont ajoutées une suspension du programme avec le Fmi, du fait des accusations infondées de complicité de fraude, ainsi qu’une dégradation successive de la note souveraine du Sénégal par les agences de notation. En politisant un sujet technico-stratégique, le gouvernement a affaibli la perception de solvabilité du pays et augmenté ses coûts d’emprunt.
Un choix de transparence mal expliqué : un choc comptable devenu choc
politique
Il faut rappeler que le régime de Macky Sall, au pouvoir jusqu’en 2023, n’avait pas procédé à ce reclassement et que l’Etat du Sénégal publiait alors un ratio de dette à 97% du Pib. Ce choix n’était pas illégal : il répondait à une logique de gestion budgétaire prudente, cherchant à préserver la capacité d’endettement de l’Etat, donc de meilleures marges de manœuvre, et à maintenir la confiance des marchés.
Le nouveau pouvoir Pastef, arrivé au pouvoir en 2024, a opté pour un reclassement et a évoqué publiquement une «dette cachée», laissant entendre une dissimulation volontaire de la part de l’ancien régime. Cette approche a eu un effet déstabilisateur sur la perception du pays par les bailleurs et les agences de notation, entraînant la suspension du programme du Fmi. S’il y a eu opacité dans le passé, elle concernait plutôt certaines dépenses extrabudgétaires engagées en dehors du cadre légal, et non la consolidation des dettes parapubliques. Notamment durant la période 2021-2023, où plusieurs ministères ont procédé à des dépenses non budgétées sous couvert de gestion de crise (Etat d’urgence, aides post-Covid, subventions énergétiques, etc.). Les rapports récents de la Cour des comptes font d’ailleurs état de lacunes de transparence sur ces points. Ces lacunes ne relèvent pas du reclassement de la dette, mais de la pratique de dépenses extrabudgétaires : des engagements financiers effectués sans intégration dans une Loi de finances rectificative (Lfr), donc en dehors du contrôle parlementaire. Ce type de manquement constitue une irrégularité budgétaire au regard de l’article 14 de la Loi organique relative aux lois de finances (Lolf, n° 2011-15), qui impose que toute dépense publique soit autorisée préalablement par le Parlement. De tels écarts affaiblissent la crédibilité de la gouvernance financière et la transparence de l’action de l’Etat.
Un impact majoritairement lié au reclassement
Les éléments publics disponibles laissent à penser que l’essentiel de la hausse du ratio dette/Pib est lié au reclassement des dettes parapubliques dans le périmètre souverain, plus que par les quelques dépenses extrabudgétaires repérées [1]. Ces dernières, bien que problématiques sur le plan de la gouvernance, restent marginales en volume comparées à l’impact statistique du reclassement global.
Par conséquent, le débat actuel sur la «dette cachée» relève davantage d’une mauvaise lecture comptable et politique que d’une réalité financière nouvelle [2]. Les données antérieures montrent que près des deux tiers de la hausse ont résulté du reclassement en 2019. Pour 2023-2024, la part exacte n’est pas encore ventilée publiquement ; cependant, les premières indications montrent que le reclassement reste un facteur majeur, même si d’autres éléments (dépenses extrabudgétaires, arriérés, retards) semblent intervenir.
Une pratique internationale, pas un cas sénégalais isolé
Le reclassement des dettes parapubliques n’est ni une innovation sénégalaise ni une manipulation politique. Des pays comme la France maintiennent, par exemple, la dette d’Edf (environ 70 milliards €) hors de la dette publique tant que l’entreprise reste solvable et capable d’assurer seule son financement, contrairement à ce qu’insinue M. Habib Sy lors de l’émission Point de Vue sur la Rts, le 5 octobre 2025. En revanche, lorsqu’une recapitalisation est décidée, comme en 2022 lors de la renationalisation complète d’Edf, la dette est intégrée au bilan de l’Etat.
Le Sénégal a simplement appliqué la même logique : rendre visibles des engagements garantis par l’Etat, sans créer de nouvelle dette. Loin d’être la découverte de détournements ou de vols commis par les responsables de l’ancien régime, ce reclassement est un acte de transparence budgétaire, salué par les bailleurs de fonds.
A titre de comparaison, la Côte d’Ivoire, qui centralise dès l’origine les dettes de ses entreprises publiques dans le budget de l’Etat, n’a pas eu besoin de reclassement. Sa comptabilité budgétaire étant déjà intégrée, le choc statistique observé au Sénégal ne s’y est pas produit. Concernant le Togo, ce pays n’a pas encore procédé à une telle consolidation complète. Les dettes de ses entreprises publiques et garanties d’Etat demeurent partiellement hors bilan, ce qui crée un risque latent pour la soutenabilité budgétaire, même si leur poids relatif reste modéré. Quant à la Guinée, elle n’a pas encore mis en place de mécanisme systématique d’intégration de ces dettes dans la dette souveraine, entretenant une incertitude sur son niveau réel d’endettement. Ainsi, le Sénégal se distingue par une démarche de transparence plus avancée dans l’application des normes internationales, l’inscrivant dans un processus vertueux d’amélioration continue.*
Une polémique au détriment de la crédibilité nationale
Qualifier cette opération de «dette cachée» relève donc d’un amalgame coupable entre politique et technique. Il ne s’agit ni d’une fraude ni d’une manipulation comptable, mais d’une mise à jour statistique alignée sur les standards internationaux. Le processus a été public, documenté et validé par la Cour des comptes et le Fmi. Cet accroissement de la dette concerne des engagements connus des bailleurs, de l’Etat et des institutions communautaires, jusque-là laissés hors bilan de la dette centrale.
L’enjeu aujourd’hui n’est pas de blâmer un régime ou un autre, mais de renforcer la gouvernance des entreprises publiques, d’améliorer la discipline budgétaire et d’assurer la soutenabilité de la dette à long terme.
Le Sénégal doit sortir du registre de la polémique pour revenir à celui de la rigueur, de la transparence et de la pédagogie économique. Nous regrettons que le reclassement des dettes parapubliques, qui a mécaniquement gonflé le ratio dette/Pib du Sénégal sans créer un franc nouveau d’endettement, soit devenu, dans un contexte de transition politique, l’objet d’une controverse où la pédagogie budgétaire a cédé la place au soupçon et à la rhétorique partisane.
Mohamed LY
Président Think Tank IPODE
[1] Un article Reuters du 24 juillet 2025 donne des chiffres-clés : «A Court of Auditors review in February calculated that overall debt at the end of 2023 was equivalent to 99.7% of GDP, compared with the previously reported 74.41%. » confirme noir sur blanc que l’écart -plus de 25 points de Pib- résulte d’un recalcul comptable et d’une meilleure couverture du périmètre de la dette, et non d’un nouvel endettement massif.
[2] Senegal – Joint World Bank–Imf Debt Sustainability Analysis, January 2019 : Because of the expanded coverage starting in 2017, the end-2017 debt stock has increased by 10.8 percentage points of GDP to 60.6 percent of GDP, compared to central government debt of 49.8 percent of GDP