Comparé aux maîtres italien Dante Alighieri et russe Ossip Mandelstam, Ismail Kadaré était le plus grand écrivain d’Albanie. Pourfendeur du totalitarisme et de ses horreurs à travers une œuvre protéiforme et mondialement connue, l’écrivain est mort lundi 1er juillet à Tirana, à 88 ans.
La littérature «m’a donné tout ce que j’ai aujourd’hui, elle a été le sens de ma vie, elle m’a donné le courage de résister, le bonheur, l’espoir de tout surmonter», ainsi parlait l’Albanais Ismail Kadaré, disparu ce lundi d’une crise cardiaque, dans sa maison à Tirana. L’homme était âgé de 88 ans et il était considéré comme l’un des écrivains européens les plus importants de notre époque. Il était lauréat de nombreux prix prestigieux dont le Man Booker International Prize (2005), le Prix Prince des Asturies (2009) et le Prix Neustadt (2019). Son nom était régulièrement cité au cours des dernières décennies pour le Prix Nobel de littérature qu’il n’obtiendra jamais, mais il laisse derrière lui un héritage littéraire immense. C’est une œuvre monumentale que celle de Kadaré, composée d’une cinquantaine d’ouvrages dont des romans (Le Général de l’armée morte, Le Palais des rêves, La Discorde), des recueils de poèmes (Pachas rouges) et des mémoires (Le Crépuscule des dieux de la steppe), des essais et du théâtre. Traduits en une quarantaine de langues, ses romans racontent, à travers des mythes et des récits métaphoriques, les horreurs du totalitarisme qui a sévi dans son pays sous la dictature communiste. «L’enfer communiste, comme tout autre enfer, est étouffant», avait déclaré à l’Afp, ce Dante des temps modernes, dans une de ses dernières interviews qu’il avait accordées.
«Ville de pierre»
Kadaré est né le 28 janvier 1936 à Gjirokastër, une ville du Sud de l’Albanie, qui a servi de cadre à de nombreux récits du maître albanais sous le nom de «ville de pierre». Il se trouve que Gjirokastër fut aussi le lieu de naissance du dictateur Enver Hoxha, le «dernier tyran stalinien de l’Europe», qui a régné sur l’Albanie d’une main de fer entre 1945 et 1985, et dont l’écrivain s’est inspiré pour analyser et disséquer les mécanismes de la tyrannie et de la domination.
Comment s’étonner alors que la Ville de pierre occupe une place de choix dans la fiction et les récits de cet auteur ? Kadaré a raconté que c’est par la lecture qu’il est entré dans l’écriture. Selon la légende, c’est en découvrant Macbeth de William Shakespeare dans la bibliothèque familiale qu’il prit conscience de sa vocation d’écrivain et commit ses premiers vers, à l’âge de 12 ans. Grand admirateur aussi de Eschyle, Cervantès, Dante et Gogol, il fait des études de lettres à Tirana, puis à Moscou où il part étudier à l’Institut Maxime Gorki, à la fin des années 1950. L’écrivain a raconté dans ses mémoires comment, en faisant table rase de l’enseignement de ses maîtres moscovites, il a trouvé son propre idiome littéraire. Celui-ci plus proche du réalisme magique que du réalisme socialiste, très en vogue à l’époque dans le monde communiste.
Premier roman et exil à Paris
De retour à Tirana, au début des années 1960, Ismail Kadaré entre dans la vie professionnelle en tant que journaliste, tout en continuant d’écrire. Il publie en 1963 son premier roman, Le Général de l’armée morte, qui l’a fait connaître et a installé durablement sa réputation de conteur moderniste et engagé. Il a 27 ans. Ce roman, qui sera adapté au cinéma, met en scène les heurs et malheurs d’un officier italien envoyé en Albanie exhumer ses compatriotes tués pendant la Seconde Guerre mondiale. Mêlant le grotesque et l’épique, le roman restitue l’ambiance crépusculaire qui régnait dans l’Albanie stalinienne, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. L’Albanie, son Peuple, son paysage et ses dirigeants autocratiques et corrompus ont été la principale source d’inspiration de l’œuvre prolifique de Ismail Kadaré. Considéré comme un écrivain subversif par le régime communiste au pouvoir à Tirana, alors que ses récits étaient accueillis favorablement à l’étranger, l’auteur s’est retrouvé vite marginalisé dans son pays. Comment «faire une œuvre littérature normale, dans un pays anormal» : telle est la question qui se pose alors à Kadaré. Soumis à la surveillance étatique constante et se sentant menacé par un pouvoir constamment aux aguets, il s’exile en 1990 à Paris, où son œuvre trouve un écho favorable depuis au moins deux décennies. La France n’a-t-elle pas été le premier pays étranger à traduire son premier roman ?
Pendant ses années parisiennes, il prend ses habitudes au Café Rostand, inspiration pour son roman Matinées au Café Rostand. En 2017, il était l’invité de Catherine Fruchon-Toussaint, dans l’émission Littératures sans Frontières sur Rfi, pour cette sortie de son livre, revenant sur le café qu’il considérait comme un symbole de liberté. Après la chute de la dictature albanaise dans la foulée de la disparition de l’Union soviétique en 1991, l’écrivain albanais partageait sa vie entre Paris et Tirana. Tenté un temps par la politique, il ne franchit jamais le pas, se contentant de faire entendre sa voix à travers la littérature car, comme il aimait répéter, «la littérature est mon plus grand amour, le seul ; le plus grand, incomparable avec toute autre chose dans ma vie».
Rfi