Disparition – Figure de la soul américaine : D’Angelo est mort à l’âge de 51 ans

L’artiste magnétique a signé trois albums majeurs et laissé planer autour de ses absences un épais mystère. Il a succombé à un cancer.
Qu’est-ce qu’un messie noir ? En 2014, Black Messiah, troisième disque ample et réponse frontale aux émeutes de Ferguson, sorti au crépuscule des années Obama, avait déjà des airs de résurrection mystique. «Il parle des gens qui se lèvent à Ferguson, en Egypte et à Occupy Wall Street, partout où une communauté en a marre et décide de faire changer les choses», indiquait D’Angelo dans un communiqué, au bout d’un silence de quinze ans. Celui qu’un critique musical américain a qualifié de Jésus du R’n’B est mort le 14 octobre, à l’âge de 51 ans. Né en 1974 à Richmond en Virginie, le jeune Michael Archer, soulman béni des dieux, fils et petit-fils de pasteur, remporte à trois reprises, et à 18 ans seulement, la mythique Amateur Night, compétition artistique qui se joue depuis 1934 au sein du non moins légendaire Apollo Theater de Harlem, et s’installe à New York. «Il a sans doute été biberonné au gospel, écrira le journal britannique The Independent on Sunday. Mais la rumeur dit que c’est le diable qui a les meilleurs accords et je pense qu’il a touché la sensation soul et r’n’b D’Angelo.»
Aura de légende recluse
Après avoir signé un contrat avec EMI en 1991, le chanteur-compositeur-multi-instrumentiste s’attelle à la fabrication, quasi-solitaire, de Brown Sugar, l’album de sa révélation à sa sortie en juillet 1995, peut-être le meilleur disque r’n’b de la décennie -et la concurrence était rude- avec deux tubes Lady et Brown Sugar, comme deux coups de griffe hypnotiques. L’une des premières pierres du courant néo-soul, couvert de comparaisons aussi flatteuses qu’écrasantes, à Marvin Gaye, Curtis Mayfield, Donny Hathaway, Prince… De quoi vous éteindre un prodige qui cherche simplement à nous dire la difficulté d’être un humain, en plus d’une sex-machine. Est-ce pour échapper au bruit du monde qu’il se fabrique un laboratoire ? A la fin des années 90, il forme les Soulquarians, le collectif d’une génération d’artistes dont Questlove, l’infatigable batteur du groupe The Roots, le producteur J Dilla, les deux diables de Blackstar, Talib Kweli et Mos Def, Erykah Badu ou Common, tous réunis pour expérimenter et trouver leur chemin d’héritiers de la great black music.
En 2000, son deuxième album, Voodoo, fait péter toutes les frontières et l’affranchit du statut de gloire éphémère étouffée par sa déférence vis-à-vis de ses aînés. D’Angelo y aimante Questlove, le bassiste gallois Pino Palladino, qui compose toutes les lignes de basse avec lui, le légendaire trompettiste jazz fusion Roy Hargrove, le rappeur Method Man. Enregistré à l’Electric Lady, le studio new-yorkais créé par Jimi Hendrix, le disque, résolument inclassable, creuse un sillon nouveau, avec un groove plus hypnotique encore, plus cryptique et sinueux aussi, quasi expérimental, et l’impose comme un alchimiste de génie, le pionnier d’une nouvelle musique dense et sophistiquée, en plus d’un sex-symbol (il pose torse nu, muscles saillants, sur la pochette) et d’une déflagration en un seul homme. Puis, plus rien.
«Nous devrions tous aspirer à être un messie noir»
Au milieu des années 2000, il disparaît, ponctuant son silence de quelques nouvelles sur un éventuel troisième album, James River, abandonné en 2007, ou de quelques dates européennes de concerts, annoncées out of the blue et écoulées en quelques heures. A la manière d’un Thomas Pynchon ou d’un Terrence Malick, mais en version soul, son absence alimente un mystère et donne de l’épaisseur à son aura de légende recluse, dont on ne compte même plus les héritiers, des superstars mainstream Frank Ocean, The Weeknd, Kendrick Lamar ou Tyler, The Creator, ou des musiciens incontournables et inclassables, le saxophoniste Kamasi Washington, le pianiste Robert Glasper, le bassiste Thundercat, Anderson .Paak…
En 2014, Black Messiah frappe comme la foudre. Maintes fois repoussée, la sortie du troisième album de D’Angelo, prévue pour 2015, est finalement avancée dans un élan spontané successif à la mort de Michael Brown, tué par un policier de Ferguson, dans le Missouri, le 9 août 2014. «Ça nous concerne tous. Ça parle d’une idée à laquelle nous aspirons. Nous devrions tous aspirer à être un messie noir, explique-t-il alors dans un communiqué. Black Messiah n’est pas un homme. C’est le sentiment que collectivement nous sommes tous ce leader.» En 2016, il reprend Sometimes it snows in april dans un dernier hommage à son idole Prince. Neuf ans plus tard, il devait participer à un festival à Philadelphie, avant d’annuler pour des raisons de santé. Michael Archer a succombé à un cancer du pancréas. Sa première mort, en tout cas.
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