Il y a 22 ans disparaissait l’un des plus brillants artistes de l’Afrique contemporaine, l’éclectique Djibril Diop Mambéty. Sa lumière, toujours écarlate nimbe l’horizon artistique de ses effluves. Hommage au kid de Colobane.
«La mort anéantit la chair, mais pas les bonnes œuvres», chantent les griots, ces conteurs, «historiens» et troubadours bien de chez nous. Sans conteste, Djibril Diop Mambéty est de la race des plus illustres, ceux sur qui les vertus corrosives du temps n’ont point d’effets, si ce n’est qu’en vieillissant il bonifie le génie créatif, amplifie l’aura, encense la geste et adoucit les contours sans en alterner la substance. Mambéty, c’était l’artiste alpha !
Dans un article aux allures d’éloge funèbre, son ami, le réalisateur congolais Balufu Bakupa Kanyinka, concluait : «Djibril Diop Mambéty est une œuvre. Une œuvre universelle et immortelle.» A sa suite, je me permettrai bien d’ajouter ceci : la figure de Mambéty est celle d’un démiurge «atemporel». Et de ce point de vue, il ne peut mourir et ne mourra jamais. Il est, à tout jamais, au panthéon, «dans l’ombre qui s’éclaire», pour reprendre aux mots un autre célèbre Ndiobène (le clan des Diop), le poète-vétérinaire Birago Diop.
Autodidacte précoce, rien ou presque de son environnement familial ne prédestinait le jeune Djibril à une carrière aussi fulgurante, d’abord comme comédien, ensuite metteur en scène et enfin réalisateur. Le 23 février 1945 à Colobane, dans une famille pieuse, au père imam, avec l’islam comme référence primaire et ultime, naît un jeune garçon. Il portera le prénom de Djibril en hommage à l’archange qui transmit le message divin au prophète de l’islam Mohamed. Sa détermination, son goût du risque, sa volonté de sortir de l’ornière cinématographique auront eu raison de tout, même du cadre puritain et aseptisé de sa naissance. C’est derrière la caméra qu’il écrira les plus belles pages de l’histoire du septième art africain, en héraut débonnaire des plus démunis d’une société qu’il peignit souvent au vitriol, mais toujours avec style.
Le visuel par le biais du son
C’est dans le Colobane des années 50 que l’appétit de Mambéty pour le cinéma va s’aiguiser par le biais du son. Pour Mambéty, au commencement fut le son, la musique. Quoi de plus normal ! Verlaine ne voyait-il pas dans la musique l’âme de l’art poétique ? Qui mieux que lui pour raconter l’instant fondateur qui scellera pour toujours son attachement au cinéma. «J’ai grandi dans un lieu nommé Colobane, où il y avait un cinéma en plein air, appelé l’Abc. Nous étions très jeunes – 8 ans – et n’avions pas la permission de sortir le soir, parce que le quartier était dangereux. Malgré cela, nous nous sauvions de chez nous et allions au cinéma. Comme nous n’avions pas l’argent d’un billet, nous écoutions les films de l’extérieur. C’était la plupart du temps des westerns et des films hindous. Mes films préférés étaient les westerns. Peut-être est-ce pour cela que j’attache tant d’importance au son dans mes films, puisque j’ai écouté les films pendant de nombreuses années, avant de les voir», confiait-il, en 1995, à la programmatrice guyanaise June Givanni.
Il n’est, dès lors, pas étonnant de retrouver dans ses différentes productions ce goût prononcé pour la musique, explorant rythmes traditionnels et modernes. Fine oreille, il fera intervenir dans la conception de ses bandes originales des compositeurs de talent, souvent méconnus d’un large public : le maître de la kora, Djimo Kouyaté (1946-2004) dans Contras’city, dans Badou boy, on retrouve le réputé koriste sénégambien, Lalo Kéba Dramé, à qui il offrit une magnifique opportunité de se sublimer, le saxophoniste Issa Cissoko, disparu en mars 2019, intervient dans Le franc alors que l’expertise de son frère Aziz «Wasis» Diop est mobilisée sur la b.o de La petite vendeuse de Soleil.
Engagé et iconoclaste
Diop Mambéty n’eut de cesse de mettre son art au service de son Peuple pour qui il fut un cinéaste engagé voire par moments écorché et enragé. Souvent loué pour ses qualités hors pairs de technicien et un maître absolu de l’esthétique, Djibi, c’était beaucoup plus que ça. Pour lui en effet, le devoir de l’artiste «est d’agression». Et il agressa, au sens le plus poétique que l’on puisse trouver au terme ! Son passage en prison pendant quelque 5 semaines, à Rome, arrêté pour avoir pris part à une manifestation de la gauche italienne contre le racisme, prouve à quel point l’homme était prêt, au péril de son intégrité physique, psychologique et peut-être de sa carrière, à aller au bout de ses idées, de sa logique humaniste.
Son engagement était cependant singulier. Singulier en ce qu’il se dressait tant contre les iniquités sociales de l’Afrique postcoloniale – la satire sociale dans Les hyènes en est une illustration – que vis-à-vis des sacro-saints codes admis au sein de la communauté des cinéastes africains de l’époque. Djibril Diop Mambéty passait pour un incompris au style détonnant certes, mais parfois déroutant et trop expérimental pour un cinéma africain où le réalisme social voire le naturalisme au sens de Emile Zola avait fini d’imposer ses marques. La déconvenue de son premier long métrage, Touki bouki, dans les salles dakaroises, malgré un retentissant succès international (Prix de la critique à Cannes et Prix spécial du jury à Moscou en 1973), montre la fracture pouvant exister entre le cinéaste usant à souhait de sa licence et le public local. Lui avait, en tout cas, compris tout le sens du «castigat ridendo mores» et l’indispensable complémentarité de l’esthétique et de l’engagement. Il a distillé à merveille humour, esthétique et révolte sociale dans ses réalisations, sans que l’un des aspects ne prenne le dessus sur l’autre, tout en équilibre …comme un funambule.
Sa fascination de Yaadikone, personnage controversé, héros pour les uns et vil brigand pour les autres, est l’expression aboutie de son engagement, son attachement indéfectible à la justice sociale. Celle-ci transparaît dans toute son œuvre. Dans Le franc, il fait ainsi dire à son personnage principal Marigo, interprété par Madièye Massamba Dièye : «Lui, c’est Yaadikoone Ndiaye. Notre Robin des Bois à nous. Le protecteur des enfants et des plus faibles.»
Que reste-t-il de l’œuvre de Mambéty ?
L’œuvre de Mambéty reste entière, intacte et d’une actualité déconcertante. Dans son sillage, des cinéastes de talent sont venus s’incruster. Alain Gomis, Etalon d’or 2013 au Fespaco avec Aujourd’hui, qui lui vouait une grande admiration, est l’un d’eux. Pablo Picasso aurait un jour dit : «Les bons artistes copient, alors que les artistes géniaux volent.» Dans cet exercice, c’est Mati Diop, fille de Wasis Diop et nièce de Mambéty qui semble posséder toutes les qualités de la cinéaste géniale. La jeune réalisatrice d’Atlantique, Grand prix du jury de Cannes 2019 succédant à BlacKkKlansman d’un certain Spike Lee, rendra ce qui s’apparente bien à un hommage à Mambéty en réalisant en 2013 le film documentaire Mille soleils qui peut se lire comme une continuité de Touki bouki dont il reprend la trame, en mêlant l’histoire personnelle des acteurs du film à l’itinéraire de ses personnages fictifs.
Ces dernières années, les restaurations de ses deux seuls longs métrages Touki bouki et Hyènes, sur des initiatives exogènes, témoignent de l’attrait croissant pour son travail. La World cinema foundation de Martin Scorsese se chargea de réhabiliter Touki bouki en 2008. Le réalisateur multi-récompensé, auteur des Affranchis et de Taxi driver, pour ne citer qu’eux, qualifiera le film de «poésie cinématographique conçue avec une énergie brute et sauvage», excusez du peu ! Touki bouki sera d’ailleurs désigné meilleur film africain de tous les temps au Festival de Cinéma africain de Tarifa/Tanger en Espagne. Hyènes fut quant à lui remis au goût du jour et des standards en vigueur, à l’initiative du producteur du film, le français Pierre-Alain Meier, dans les laboratoires Eclair, à Vanves, en France.
Mais l’influence de Mambéty s’étend au-delà du cadre cinématographique. Et c’est peu de le dire ! Le clin d’œil du couple royal du hip-hop/RnB Jay-Z et Beyoncé à une séquence culte de Touki bouki comme support visuel de leur seconde tournée mondiale commune en 2018 : On the run II, reste la preuve la plus tangible que la source Mambéty est loin, très loin de tarir. Djibril Diop Mambéty ne fut pas l’homme d’une génération. Il a su, dans un extraordinaire effort artistique, développer des chefs d’œuvres holistiques. En luttant contre le prosaïsme de ses prédécesseurs, comme l’attestent les travaux de Anny Wynchank, Mambéty a démontré que tous les arts provenaient d’une commune matrice.
A défaut d’être honoré par les autorités de son pays, Djibril Diop Mambéty suscite toujours, plus de deux décennies après son départ, respect à ses compatriotes ; ce qui en dit long aussi bien sur son apport intrinsèque au renouveau de la cinématographie que sur son engagement au service du changement social.
Parlons des autorités administratives et politiques ! L’occasion ne leur est-elle pas offerte, en ces moments de revendications nationalistes en faveur de la réhabilitation des figures locales ou de déboulonnage des vestiges du passé colonial, de faire œuvre de salut public en baptisant une place du nom de Djibril Diop Mambéty ? Pourquoi pas dans son Colobane natal ou à Ngor où il vécut ? Ce ne serait que justice. Il mériterait bien plus : la cinémathèque nationale, par exemple. Mais devant des aînés de la stature surplombante de Paulin Soumanou Vieyra et de Ousmane Sembene, cela paraît pour le moins improbable.
Pour ma part et pour l’ensemble de son œuvre, je m’incline : Gacce ngalama Joob# !
Bandiougou KONATE
Laboratoire institutions,
gouvernance démocratique
et politiques publiques
Université Cheikh Anta Diop
de Dakar –
viyekonate@gmail.com
# Bravo Diop !
Bel article!
Merci!