Mais pourquoi ces immenses choses qui sont tellement secrètes et qui habitent à l’intérieur veulent-elles nous parler à travers le cinéma ? C’est à cause de l’image, la projection de l’image, le cinématographe (ainsi nommé par le janséniste du cinéma Robert Bresson), c’est l’écriture par l’image. Le cinéaste et ces «immenses choses» qui ont tant possédé notre cinéaste Djibril Diop Mambéty ont un travail commun, c’est la capture, la possession de l’image, mais «les immenses choses» ont une faiblesse, elles sont pleines de fierté et d’orgueil. Celles parmi elles qui sont les plus fières habitent les hauteurs montagneuses ou les profondeurs abyssales des mers. Elles existent et rodent parmi nous. Elles ne rodent pas seulement, elles sont organisées parfois mieux que les humains, parfois moins. Il y a un chaos organisé dans ce monde des «immenses choses» dont parle le cinéaste Djibril Diop Mambéty. Elles ne sont pas monstrueuses, surtout «les divinités tutélaires» qui sont pacifistes. Le cinéma de Djibril Diop est inséparable de ce monde-là. Il participe même de l’au-delà des choses palpables et visibles immédiatement. On peut l’appeler «le paradoxe cinématographique» de Djibril Diop. Il ne cache rien, mais ce sont les images profondes qui ne peuvent être dévoilées que de façon pelliculaire. Le destin des deux acteurs principaux de Touki-Bouki, narré par Mati Diop, la nièce du cinéaste dans un excellent documentaire Mille soleils, est certainement tributaire de ces «immenses choses» qui pèsent sur la vie. Ils ont tous les deux été touchés. Il y a des acteurs dont certains rôles tenus à l’écran ont influé de façon mystique sur leur trajectoire. Difficile à comprendre ! Jack Nicholson avait dit au jeune Heath Ledger de se méfier du rôle du joker dans Batman. Le garçon est mort mystérieusement, après le tournage du film. Une interprétation phénoménale pour un acteur inexpérimenté. Le Joker chez nous est un esprit, un diable dans le jeu des cartes, il est interdit de le garder dans une maison, mais tout cela n’est que superstition pour certains.
Dans Touki-Bouki, le bœuf qui refuse d’aller à l’abattoir est une réincarnation animale, cela coule de source. C’est l’une des images les plus violentes de l’histoire du cinéma. La représentation des gueux, ces éclopés matraqués par le destin, ces personnages dostoïevskiens défigurés dans le cinéma social de Mambéty sont la part modique offerte à la raison dans l’œuvre du cinéaste de Colobane, c’est la caution nécessaire pour faire du cinéma. Il existe des concessions radicales dans le domaine du cinéma et de l’art en général. Cela nous donne une idée du combat violent que vivent les artistes qui tentent de créer des frontières mouvantes dans le processus de création. Le cinéma est un acte de charité pour les grands créateurs. L’œuvre de Djibril Diop comme celle de Woody Allen, par exemple, possède une dimension non-cinématographique. Ils font souvent de l’anti-cinéma ; c’est le cas du reste de Jean Luc Godard, dont les dernières œuvres (il tourne toujours) sont effrayantes de beauté et de liberté. Regardez, s’il vous plaît, Adieu au langage, un film presque parfait. C’est le seul grand cinéaste «du passé» qui tient la dragée haute aux plus jeunes. Et chose paradoxale, il plane au-dessus d’eux par sa liberté créative, la tonalité philosophique de ses films et le tranchant de son propos. Il est le seul qui ose aujourd’hui faire parler dans ses films les philosophes les plus redoutés comme Hegel, Marx, Nietzsche, Freud, Jung, Schopenhauer, Derrida. Il fait du cinéma-idée. Au crépuscule de sa vie, il est plus en forme que plusieurs grands noms du cinéma qui peinent à s’exprimer depuis longtemps, comme Spike Lee.
Djibril est un cinéaste de l’image totale, mais qui ne manque pas d’idées. En son œuvre, les idées sont refoulées, non pas en arrière-plan dans les interstices de la vie de ses étranges personnages. Djibril Diop Mambéty, «L’homme qui n’était pas là», pourrait-on dire en référence au génial film des frères Cohen dont le rôle principal est tenu par le talentueux…
Il est l’un des rares à sortir du cinématographe, d’effacer totalement l’écriture par un procédé d’enjambement du scénario pour atterrir dans ces lieux où seule l’image parle sans intermédiation. Ces immenses choses seront toujours-là, pesant lourdement sur la création, ils participent d’un programme cosmique qui a précédé la création de l’homme.