Les bavures policières au Sénégal sont comme un serpent de mer. A chaque fois que les Sénégalais commencent à oublier un cas de torture parfois suivi de mort d’homme, on constate qu’un ou d’autres surgissent. L’affaire Adja Ndiaye, camerawoman de Dakaractu, agressée par un agent de police, risque, si l’on n’y prend garde, d’être rangée à la même enseigne. Ainsi, de l’affaire Elimane Touré à celle de Abdoulaye Timéra, pour ne citer que celles-là, la police est la plupart du temps au banc des accusés. Malgré le tapage médiatique des familles des victimes, jamais justice n’a été rendue. Toujours des enquêtes ouvertes, jamais de coupables au bout du compte. L’on se demande à quand la fin de l’impunité au Sénégal. Dans ce dossier, les victimes confessent pendant que les défenseurs des droits humains alertent les autorités sur le danger noté dans l’absence de sanctions dans un Etat de droit.
L’agression de la camerawoman de Dakaractu, Adja Ndiaye, par un agent de police, remet sur la table la lancinante question des bavures impunies des Forces de l’ordre. Même si une enquête est ouverte pour ce cas précis. (Voir par ailleurs). De l’an 2000 à maintenant, il y a des dizaines de cas de personnes qui sont mortes entre les mains de la police. Ces victimes sont passées de vie à trépas soit en détention soit lors de manifestations sur la place publique. Des faits qui n’ont pas échappé à la vigilance du Directeur exécutif d’Amnesty international, section Sénégal, Seydi Gassama. Dans la plupart des cas de décès évoqués plus haut, la hiérarchie policière a toujours annoncé l’ouverture d’une enquête. Mais les familles des victimes n’arrivent toujours pas à percer le mystère qui entoure la perte de leurs proches, jamais de coupables.
Depuis le 15 mai 2018, les étudiants de Saint-Louis ne cessent de réclamer la lumière sur la mort de leur camarade, Mouhamadou Fallou Sène, tué lors d’affrontements entre étudiants et gendarmes à l’Université Gaston Berger (Ugb). Plus de deux ans donc après que le jeune étudiant est mort, rien n’est venu éclairer la lanterne de l’opinion. La seule décision majeure prise dans cette affaire de meurtre, c’est la mutation de l’officier de gendarmerie suspecté alors d’être le meurtrier, le lieutenant Sané, chef de l’unité des hommes en bleu chargée à l’époque du maintien de l’ordre dans le campus de Sanar.
En 2017, le sieur Elimane Touré est mort dans sa cellule au Commissariat spécial du port. Face aux accusations de sa famille qui accablait les policiers, la police a parlé de suicide. «Placé en garde à vue avec un certain confort au Commissariat spécial du port, faisant fi des faveurs qui lui ont été accordées, il a préféré utiliser le drap pour abréger sa vie par pendaison», le dimanche 19 février 2017, avait rapporté un communiqué du Bureau des relations publiques de la Police nationale.
En 2018, le jeune Abdoulaye Timéra a été terrassé sur son scooter par un véhicule de la police qui roulait en sens inverse sur les Allées du Centenaire. Il rendra l’âme sur le coup. Quant à son «ami» lui, il s’en était sorti avec des blessures et des fractures. La famille du défunt Timéra continue de réclamer justice. Cette affaire n’est toujours pas élucidée.
La liste n’est pas exhaustive. Ici, des gens qui ont échappé à la mort, témoignent. «La prochaine fois, je ne sais pas ce qui m’arrivera et si j’aurais la chance de sortir pour dénoncer ce que j’ai subi. L’arrivée de mes camarades venus de Dakar, informés par mes camarades de Tivaouane, m’a certainement sauvé», écrit Ardo Gningue dans sa plainte adressée au président de la Chambre d’accusation près la Cour d’appel de Thiès. Il décrit ce qu’il a subi : «Cinq gendarmes m’ont arrêté vers 10h dont 2 en civil qui m’ont interpellé et 3 en uniforme qui m’ont escorté jusqu’à la gendarmerie. Arrivé sur place, le colonel Cheikh Sarr m’a accueilli avec une gifle en me disant : «Imbécile, tu veux attaquer la Gendarmerie nationale.» Le colonel a ensuite ordonné à 12 gendarmes de me corriger. Quatre éléments m’ont tenu par les pieds et les bras, pour que les autres me tapent, comme à l’école.» Avant de poursuivre : «Chacun des 8 autres gendarmes a dû me donner 5 coups. J’ai été ainsi violenté pendant 15 ou 20 mn. Même le colonel avait un bâton et me tapait aussi en essayant de me faire avouer que je voulais attaquer la gendarmerie en plan A et les Ics (Ndlr Industries chimiques du Sénégal) en plan B. J’ai continué à nier ces accusations qui sont fallacieuses.»
«Je vais le déférer, comme cela il va mourir en martyr»
Dans son récit, il raconte aussi que «le colonel Cheikh Sarr lui-même a introduit du yamba dans ma poche et m’a dit c’est toi qui a amené la drogue à la gendarmerie en me donnant un autre coup de «life». Enfin, il a dit : «Emmenez-le dans la salle d’interrogatoire, je vais le déférer, comme cela il va mourir en martyr.» Le plaignant nous apprend qu’il a aussi déposé plainte auprès du Procureur général, et du Haut commandement de la Gendarmerie nationale, mais il est toujours dans l’attente d’être entendu sur les faits. Sauf qu’après ses sorties dans la presse, il a été entendu par la Section de recherches pour enquête administrative. Une reconstitution des faits a même eu lieu, dit-il, le 9 septembre dernier à Tivaouane. «Pour brouiller les pistes, ma signature a été falsifiée, ils ont amené un nouveau carnet différent de celui qu’ils avaient durant mon audition. Là où j’ai été torturé, à savoir la salle de réunion, a été transformé en un bureau. Ils ont essayé de détruire les preuves. C’était en présence de mon avocat, Me Khouraissi Bâ, il a tout constaté», accuse Ardo Gningue. Ce dernier n’est pas le seul à avoir fait l’actualité ces derniers temps au gré des circonstances. Il y a aussi le jeune Pape Abdoulaye Touré. Lui aussi a déposé plainte avec le soutien de la plateforme Noo Lank contre le déploiement du Groupement mobile d’intervention (Gmi) au niveau de l’Université Cheikh Anta Diop (Ucad) pour «violences et tortures exercées sur un civil non armé et pour excès de pouvoir». Il révèle que «depuis le dépôt de la plainte, rien ne bouge jusqu’à présent et je n’ai pas été entendu mais n’empêche nous suivons de près ce dossier pour que les auteurs puissent être identifiés et sanctionnés pour violence sur un civil non armé».
«Pour dire vrai, les policiers m’avaient complètement terrorisé»
Joint par téléphone, Pape Abdoulaye Touré revient sur le film de son arrestation. D’emblée, il rappelle qu’il voulait se rendre sur la Vdn où était prévue une conférence de presse sur la situation des bacheliers non encore orientés et celle des étudiants de l’Université virtuelle du Sénégal (Uvs), etc. «A ma grande surprise, dès ma sortie de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), traversant la voie de la grande porte pour me retrouver dans l’autre sens de Dakar/Vdn, des éléments du Groupement mobile d’intervention (Gmi) m’ont interpellé avec une violence que je ne peux pas expliquer. Même moi je me suis perdu, car je ne savais pas ce que j’avais fait pour être interpellé de la sorte. C’est par la suite que certains des Gmi ont commencé à m’insulter de mère et d’autres à me gifler et me donner des coups de genou dans le ventre. Et un autre m’a frappé avec le lance-grenade dans le dos. Ils étaient une dizaine d’éléments du Gmi sur un civil, étudiant non armé. Et pour dire vrai, les policiers m’avaient complètement terrorisé», se remémore avec chagrin M. Touré. Il sera ensuite conduit au commissariat du Point E là où il lui a été notifié qu’il est poursuivi pour «rébellion avec violence, outrage à agents et refus d’obtempérer».
Au-delà de ces cas évoqués et connus de tous parce que médiatisés, combien d’autres citoyens anonymes ont connu ces sévices ? Ce qui est sûr, pour Seydi Gassama, les violences policières sont récurrentes au Sénégal. Selon lui, cette situation est due au fait qu’il n’y a pas de volonté politique de prévenir ces violences, de réprimer les auteurs de ces violences.
Seydi Gassama : «La situation n’a fait qu’empirer sous Macky»
Par ailleurs, M. Gassama constate qu’en ce qui concerne les journalistes, c’est devenu maintenant récurrent, parce que, dit-il, à chaque fois qu’il y a manifestation, ils sont battus, leur matériel de travail souvent confisqué ou détruit. L’exemple patent, c’est la récente agression de la camerawoman de Dakaractu, Adja Ndiaye. «Il ne se passe absolument rien, même lorsque des plaintes sont déposées, parce que simplement les membres des forces de sécurité jouissent de la protection des autorités de ce pays, de la protection du Parquet qui ne fait absolument rien pour que les poursuites contre ces personnes soient engagées et que ces poursuites aillent jusqu’au bout», déplore le défenseur des droits de l’Homme. Et de renchérir : «Tant qu’ils continuent de bénéficier de la protection des autorités politiques du pays qui pensent que ce sont eux qui garantissent leur sécurité et le pouvoir, tant que le Parquet continue à les protéger, parce que les officiers de police judiciaire travaillent sous leur autorité, les citoyens resteront à la merci des membres des forces de sécurité. S’il n’y a pas de punition, évidemment rien ne peut les empêcher de continuer à traiter les citoyens comme des moins que rien.» Et Seydi Gassama de lancer un appel aux autorités étatiques. Pour lui, «il faut que les gens qui sont au pouvoir aujourd’hui comprennent qu’ils ont été élus sur la base des promesses de faire régner l’Etat de droit dans ce pays, de faire en sorte que les membres des forces de sécurité soient sous contrôle et respectent les citoyens, les traitent avec dignité».
En outre, il rappelle que «c’est sur ces promesses-là que Macky Sall a été élu, après que beaucoup de sang a coulé dans ce pays, que beaucoup de personnes ont été arrêtées et torturées dans ce pays. Mais depuis qu’il est là, il ne fait absolument rien face à cette situation-là, la situation n’a fait même qu’empirer. Donc nous sommes vraiment déçus et révoltés par ce qui se passe». Il prévient que si rien n’est fait, tôt ou tard cela finit dans l’anarchie comme c’était le cas dans d’autres pays en Afrique.
Senghane Senghor (Raddho) : «Nous risquons d’arriver à des règlements de comptes extrajudiciaires»
Un point de vue partagé par le chargé des affaires juridiques et de la protection à la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’Homme (Raddho), Senghane Senghor. Il explique : «Cette impunité ne peut pas durer éternellement. Le plus dangereux c’est que nous risquons d’arriver à une situation où les citoyens seront convaincus qu’il ne sert à rien de saisir la Justice lorsque vos droits sont bafoués par des hommes en uniforme. L’alternative ne pourra être que des règlements de comptes extrajudiciaires.» Il pense que le Sénégal a l’obligation d’arrêter ces bavures policières qui ne sont rien d’autre que de la torture. «L’Etat doit arrêter de couvrir les tortionnaires et les livrer à la justice. C’est la seule façon de les mettre face à leurs responsabilités et d’envoyer un signal fort à tous ces agents qui seraient tentés par de tels actes», exprime M. Senghor.
Ce défenseur des droits humains soutient également que l’Etat du Sénégal est tenu, en vertu de ses engagements internationaux comme la Convention contre la torture, les traitements inhumains et dégradants, et de ses lois au plan interne, de poursuivre les auteurs d’actes de torture devant les juridictions.
Après avoir dénoncé toutes les bavures policières notées dans le pays, la coordinatrice du Collectif pour la justice et contre les violences policières, Fatima Mbengue, a fait des propositions. Elle demande aux autorités de réformer la police. En quoi faisant ? En créant la police de proximité dans les quartiers, en accentuant la formation des agents de défense et de sécurité, mais aussi en redonnant aussi de la dignité à ces Forces de l’ordre. Elle milite même pour la mise en place d’un syndicat de la police sénégalaise comme c’est le cas ailleurs.