Propos recueillis Par Ousmane SOW – Sociologue, Dr Abdoukhadre Sanoko tente d’expliquer cette effusion de colère qui escorte les manifestations au Sénégal ces dernières années. A ses yeux, elle est alimentée par les discours violents, la défaillance de l’autorité, la crise de l’emploi, le problème des inégalités…, mais aussi les perceptions que les jeunes ont par rapport à la gouvernance de leur société. Selon le sociologue certifié en psychologie, la santé mentale n’est pas interrogée dans ce pays. Et pour améliorer la situation, il propose de procéder à un redressement sociétal loin des influences extérieures.Comment peut-on expliquer ce sentiment de révolte et les violences qui gagnent du terrain au Sénégal ?

C’est un sentiment de désolation, de regret, de quelqu’un qui est  catastrophé par ce qui se passe, mais qui n’est pas surpris. Visiblement aujourd’hui, dans tous les champs sociaux, nous avons commencé à voir ô combien il y a cette sorte de suprématie des discours violents à un niveau symbolique. Maintenant, c’est ce qui s’est transformé très rapidement d’un point de vue physique et, on l’a vu depuis 2012 jusqu’à maintenant. Aujourd’hui, il y a un ensauvagement de la société qui est à limite extrême. Et ça n’épargne aucun segment de la société. Le sacré a été profané. Les tabous complètement remis en cause. Et il n’y a plus de contrôle social par rapport à ce qui se fait ou ce qui ne doit pas se faire. Quelque part aussi, à un moment, il y a la défaillance de l’autorité, les perceptions que les jeunes ont par rapport à la gouvernance de leur société. Mais aussi un âge de révolte, de cris juvéniles, d’insouciance et de défiance. Et c’est tout ce qui nous a amenés aujourd’hui à cette situation-là.

Lors de ces violentes manifestations occasionnant d’ailleurs plusieurs morts, on évoque rarement la responsabilité des parents. Y’a-t-il des facteurs qui réduisent, malgré tout, l’autorité parentale ?
Il y a très sincèrement la responsabilité des parents. Mais, au-delà de ça aussi, il y a la responsabilité des familles. Aujourd’hui, la famille s’est plongée dans une crise extrêmement abyssale. Et cette déliquescence de la notion de famille a fini d’installer ce qu’on a appelé aujourd’hui «le couple». Malheureusement, avec ses activités professionnelles, les parents n’ont plus assez de temps pour pouvoir exercer le contrôle social sur les enfants. Donc, en tant qu’agent de socialisation, c’est d’abord la famille qui a péché, mais évidemment les parents, constituant l’épine dorsale de la famille, n’ont pas pu jouer leur rôle. Ce n’est pas par manque de responsabilités du tout, mais par le simple fait que le temps fait défaut. Pour subvenir aux besoins de la famille, papa et maman n’ont généralement plus le temps pour pouvoir surveiller un peu l’évolution du formatage et de la préparation de l’enfant. Donc, de ce point de vue-là, oui, il me semble qu’être parent se résume exclusivement à entretenir les enfants. Mais de comment ils doivent être socialisés, aujourd’hui en tant qu’agent de socialisation, ils ont été relégués au second plan par la télévision, la rue et récemment internet.

Beaucoup comparent les évènements de juin 2023 aux émeutes de mars 2021. Faites-vous aussi ce parallèle ?
Du point de vue de la vitesse des choses, du modus operandi, il peut y avoir des ressemblances. Lors des évènements de mars, il y avait beaucoup plus d’ampleur, mais les évènements de juin ont été beaucoup plus sporadiques et les casses étaient nombreuses, même si par rapport au bilan macabre, oui, c’était peut-être la même chose. Mais, je trouve foncièrement que les évènements de juin sont beaucoup plus violents parce que visant de manière organisée un peu des intérêts stratégiques de l’Etat. Et de mon point de vue, ça ne peut être considéré que comme des actes terroristes. Donc, en mars, ça pouvait être considéré comme une révolte coïncidant aussi avec la sortie de la période du Covid-19, qui avait fini de plonger le pays dans une crise socio-économique grave. Et le ras-le-bol exprimé par les populations visiblement était une forme de communication vis-à-vis de l’Etat. Mais, ce qui s’est passé au mois de juin, c’est apparemment en termes d’actes posés, savamment orchestrés, bien nourris, mais avec une finalité visiblement meurtrière et intimidante. Heureusement, l’Etat a pu annihiler toutes ces velléités et faire restaurer l’autorité, l’harmonie, la paix et l’équilibre au sein de la société.

Comment expliquez-vous l’envergure et la rapidité avec laquelle la colère explose ?
C’est parce que c’est une colère souvent refoulée. Et nous appartenons à une société du paraître, à une société où on a l’habitude de nous éduquer à être endurant. Donc, souvent il n’y a pas d’exutoire qui pourrait nous permettre de pouvoir libérer toute cette énergie négative. Quand maintenant, l’occasion se présente comme une aubaine, elle se transforme. Et comme on le dit, l’occasion faisant le larron, alors tous les grands frustrés vont en profiter pour pouvoir, comme une sorte de thérapie, exprimer allègrement un peu le contenu de leur colère. C’est de mon point de vue une colère qui n’est pas sublimée, transférée à l’endroit d’autres activités beaucoup plus socialisantes. Mais, tant que c’est contenu dans l’intériorité d’un individu, elle peut aussi se matérialiser de manière extrêmement rapide, et c’est ce que nous avons vu ces derniers temps.

Outre les rapports conflictuels entre les hommes politiques, quels sont les autres éléments qui expliquent ce regain de tension ?
Mais la paupérisation, une absence de confiance entre la jeunesse et ses gouvernants, surtout une frustration, mais extrême, un fossé abyssal qui a fini de mettre une croix sur la communication entre un peu ceux qui nous dirigent et ces jeunes-là, un sentiment d’être marginalisé. La crise de l’emploi, le problème des inégalités qui sont extrêmes. Aujourd’hui, dans ce pays, surtout ce qu’on appelle les inégalités de destin, les gens qui ont l’impression d’être morts socialement et qui réclament une résurrection sociale au sein de leur pays. Quand ils ne le peuvent pas, ils le font à l’étranger à travers l’émigration clandestine. Bref, un autre élément aussi, c’est l’ensauvagement. Et cet ensauvagement-là nous provient généralement des jeunes peu instruits et qui ont fini complètement de migrer vers les zones urbaines que sont les grandes communes : Dakar, Thiès, Ziguinchor, Kaolack… Et visiblement, ils n’ont pas eu la formation qui sied pour pouvoir un peu formater leur personnalité. Une société aussi qui n’est pas trop surveillée et régulée. D’autres paramètres aussi que je pourrais considérer comme des défaillances extrêmement mentales. La santé mentale n’est pas interrogée dans ce pays. Les gens se comportent très mal, mais personne ne les guide, ne les accompagne. Donc, tous ces éléments-là peuvent être aussi des condiments qui peuvent complètement faire la tambouille. Et qu’à un moment donné, ça peut exploser et se caractériser en des comportements peu appréciables et également plus que violents.

La transposition de cette colère en violence est-elle devenue le seul moyen d’être entendu ?
Je ne pense pas que la violence puisse être le canal par lequel on peut passer pour être entendu. Les gens disent que la violence, c’est est l’arme des faibles. Et ici, quand on parle de faiblesse, on parle de personnes qui n’ont pas eu la chance d’être instruites, scolarisées, de faire des études supérieures, de tomber sur des programmes de formation qui nous éduquent à la citoyenneté, qui nous modèlent pour devenir des exemples de citoyens sénégalais. Beaucoup n’ont pas eu cette chance-là. Alors, de mon point de vue, ce sont tous ces éléments qui ont peut-être fini de les pousser à penser exclusivement à la voie de la violence. Mais jusqu’à présent, extrêmement mesurés, ouverts, intelligents, sains d’esprit, tous autant qu’ils sont, savent très bien qu’on peut bel et bien dialoguer aujourd’hui sans pour autant recourir à la violence. Nous sommes même à l’ère de ce qu’on appelle la transformation non violente des conflits. Et que le fondement et le ciment de l’équilibre de toute société, c’est la paix. Donc, on peut aborder n’importe quelle question par l’entremise du respect, de la considération de l’autre, de l’ouverture d’esprit, de l’acceptation des positions des autres, mais surtout par rapport aussi à des positions très fermes qu’on peut défendre, à cette claire conscience de pouvoir changer les choses par des voies démocratiques si c’est  dans le cadre de la politique. Maintenant, il y a des gens qui pensent malheureusement, tels des personnages guidés par leurs instincts, que seule la violence peut leur permettre d’avoir gain de cause. Et malheureusement, résultat des courses, ils vont se rendre compte que ce sont eux qui vont périr et que la violence n’a rien réglé aujourd’hui dans nos sociétés modernes.

Récemment, il y a eu l’attaque au cocktail Molotov du bus Tata de la ligne 65. Il y a 2 morts et des blessés. Observez-vous un autre type de Sénégalais ?
Justement, il y a vraisemblablement un nouveau type de Sénégalais, et qui a fini de vouloir suppléer l’ancien type de Sénégalais. Et ce qui nous a valu toutes les merveilles que nous avons connues dans tous les domaines sociaux qui ont été portés par ce modèle d’ancien type de Sénégalais que sont les Cheikh Ahmadou Bamba, Seydi El Hadji Malick Sy, Baye Niass, les prêtres, les évêques et autres. En politique, Cheikh Anta Diop, Abdoulaye Wade, Senghor… Mais aujourd’hui, depuis que ce nouveau type de Sénégalais-là se voit à travers deux segments «farfelus» qu’on appelle l’activiste et l’influenceur, donc visiblement, ils ont fini d’influencer les plus jeunes qui n’ont pas les moyens nécessaires de pouvoir faire la part des choses, qui recopient et reproduisent. Oui, il y a un nouveau type de Sénégalais qui est en train de se démarquer visiblement depuis 2011, avec l’avènement de tous ces activistes-là qui sont allés à l’Assemblée nationale, casser des choses. Les partis politiques ont complètement été infectés par des activistes. Ne parlons pas maintenant du point de vue social de ces influenceurs qui ne produisent comme modèle que du toc et du troubadour ! Donc, c’est visiblement ce à quoi il fallait s’attendre. Aujourd’hui, le nouveau type de Sénégalais a fini complètement d’être dans le crétinisme, dans l’idiotie, dans tout ce qui est troubadour, il choisit des raccourcis et ne veut visiblement pas être très instruit. Ne veut pas se doter de capital de connaissance et culturel capable d’en faire un excellent modèle de citoyen. Donc, tout ça nous amène aujourd’hui dans ce genre de situation, et le portrait est sombre.
Et c’est ça la réalité des choses. Aujourd’hui, les Sénégalais doivent faire machine arrière pour aller se ressourcer à travers ce que nous avons de meilleur partout à travers le monde comme modèles et références sociaux, en termes de personnalité et de personnage. Et de mon point de vue, pour y accéder, il faudrait procéder à un redressement sociétal capable de rompre avec cette forme d’imitation, de contagion et un peu d’influence sociale qui a fini malheureusement de dénaturer complètement le modèle du Sénégalais tant aimé et adulé, mais également tant respecté partout à travers le monde.