Dr Sadio Ba Gning, enseignante-chercheure à l’Ugb : «L’instrumentalisation politique du religieux et des femmes est à l’origine des événements de l’Assemblée»

Enseignante-chercheure en sociologie à l’université Gaston Berger de Saint-Louis, Dr Sadio Ba Gning, analyse les violences qui ont secoué l’Assemblée nationale avec l’agression de la députée Amy Ndiaye. Au-delà de cet aspect, elle revient aussi sur la présence du religieux dans l’espace public, la laïcité, la séparation des pouvoirs et la loi sur la parité,…Dr Gningue, il y a une tension politique suite à une sortie d’une députée sur un leader religieux. Elle a été agressée et hospitalisée. En tant qu’universitaire, comment analysez-vous cette affaire ?
D’abord, il est important de préciser que le propos exprimé ici voudrait être une analyse non partisane, la plus détachée possible, éclairée par un point de vue sociologique et nourrie par mes recherches antérieures sur le triptyque religion-politique-genre. Dans cette optique, les Violences basées sur le genre (Vbg) à l’Assemblée nationale, ce 2 décembre 2022, peuvent être analysées comme l’aboutissement d’un long et double processus de politisation des espaces religieux et du rôle des femmes avec l’adoption de la loi sur la parité de 2010.
L’histoire politique de la trajectoire de l’Etat au Sénégal montre que le religieux a toujours été au cœur du pouvoir colonial, puis des différents mandats présidentiels qui se sont succédé de Senghor à Macky Sall. Ce couple religion-politique, qui est un élément constitutif de ce qui est appelé le «contrat social» sénégalais, a longtemps été un gage de stabilité et de régulation pour une forte cohésion sociale nationale.
Cependant, depuis quelques années, nous avons assisté à une politisation des espaces religieux, notamment avec la création de partis dirigés par des marabouts qui s’invitent dans le débat public et politique. Du Parti de l’unité et du rassemblement (Pur) au Parti pour la vérité et le développement (Pvd), nous avons assisté à un redéploiement des acteurs religieux dans différents espaces médiatiques et politiques (partis, mouvements sociaux, Société civile…). Les résultats des dernières élections illustrent leur poids grandissant et l’adhésion d’une partie de plus en plus importante de l’électorat à leur discours.
Le deuxième élément de contexte, qui mérite d’être précisé, est la loi sur la parité. L’esprit de celle-ci est de favoriser la participation des femmes en politique, dans les partis et les organes de pouvoir, en réduisant les inégalités d’accès aux postes de décision par l’instauration de quotas dans les listes électorales et dans les processus de nomination. Elle comporte dans sa matrice et dans son application, les marques de la politisation du rôle des femmes dans la société.
En réalité, cette loi était aussi un moyen pour le pouvoir de l’époque de satisfaire une clientèle politique -la pression des mouvements féministes aidant- et de montrer que le Sénégal pouvait être un exemple sur le sentier de l’égalité des droits.
Il n’est plus à démontrer que la participation des femmes est devenue un enjeu électoral majeur, cela non seulement parce qu’elles «comptent» par leur nombre mais aussi et surtout, parce qu’elles ont démontré leur capacité de mobilisation politique à travers leur ancrage local et communautaire. Je voudrais souligner ici que ces femmes qui sont aujourd’hui la cheville ouvrière dans les partis qui, par leur capacité de mobilisation, accèdent à des responsabilités politiques, ont tendance à transposer une représentation conflictuelle de la participation politique présente dans les partis par le jeu de positionnement qui les confronte à leurs camarades.
De ces deux précisions contextuelles, nous pouvons dire que les évènements du 2 décembre sont dans la suite logique d’un processus de politisation des espaces religieux et du rôle des femmes. D’une certaine manière, l’instrumentalisation politique du religieux et des femmes est à l’origine de ces événements.
Quelle est la frontière entre le religieux et le politique ? En tant qu’homme religieux, mais responsable aussi d’un parti politique, est-on en droit de réclamer un traitement religieux, une certaine immunité ou on peut les traiter comme un simple personnage politique sans égards à leur statut religieux ?
La sécularisation politique du religieux rend difficile la distinction entre fonction politique et fonction religieuse. Bien que le Sénégal soit un pays laïc, la frontière est poreuse et floue compte tenu du long compagnonnage religio-politique, qui a longtemps constitué l’exception sénégalaise, avec le rôle de régulateur jusque-là joué par les marabouts. En s’invitant dans l’espace politique, cette frontière perméable et ouverte au jeu de positionnement des acteurs politiques, rend l’analyse davantage intéressante.
Quand on analyse les discours des protagonistes, certains disent que la députée a «insulté» leur marabout. D’autres défendent l’idée selon laquelle les marabouts responsables de partis doivent se prêter au jeu politique, etc. Paradoxalement, en justifiant les violences de genre observées à l’Assemblée nationale au nom de la religion, l’acteur politique religieux finit d’entériner sa sécularisation dans l’espace public et de conforter, à la vue de tous, la légitimité de la domination masculine sur les femmes. Comment parler de frontière ici ?
L’acteur politique religieux tombe dans une logique d’accaparement et de double domination qui le pousse à vouloir préserver à la fois ses privilèges d’acteur religieux et d’acteur politique pour mieux se positionner dans le jeu social. Or, en souscrivant à la politique, il bascule dans des espaces communs dont il s’est souvent distingué. En s’engageant sur ce chemin, il s’expose à la banalisation de son statut, alors considéré comme de plus en plus ordinaire.
Dans ces conditions, réclamer le particularisme de l’acteur politique religieux rend difficile le jeu politique. Comment dialoguer dans un espace commun (Assemblée nationale) avec des hommes et des femmes qui, tout en partageant un statut d’égalité de droits, sont pourtant séparés par un creuset profond inhérent à leur condition sociale (homme-femme, marabouts-citoyens, majorité-opposition, etc.) ? Nous voici au cœur des contradictions de notre propre société que nous devons apprendre à déchiffrer, à assumer et à gérer de manière à préserver le fonctionnement des institutions républicaines.
Comme la frontière est ténue, que devrait-on faire pour éviter d’éventuels malentendus surtout que l’espace public est aujourd’hui très polarisé et très fanatisé ?
Je ne pense pas que l’espace public soit particulièrement polarisé ou fanatisé. L’expression de l’acteur politique religieux n’est qu’un point de vue parmi d’autres. Il m’est aussi difficile de parler de malentendu puisque le religieux et le politique entretiennent une relation congénitale qui rend opaque la frontière entre ces deux sphères, ce qui est source de confusion. La question est plutôt de réfléchir à comment gérer cette relation dans un contexte républicain qui implique le respect de l’égalité des droits et des symboles de la Nation.
Faut-il redéfinir les relations entre le monde politique et monde religieux parce que le religieux a tendance désormais à s’immiscer dans le temporel avec des positions assumées sur certains dossiers ou supporte des leaders publiquement ?
On assiste à une redéfinition des relations entre le monde politique et le monde religieux depuis que la force du vote guidée par les marabouts est en perte de vitesse. Bien que les événements observés à l’Assemblée cristallisent l’encastrement des liens politiques et religieux et les violences basées sur le genre, enfin mises sur la place publique, ils témoignent d’une reconfiguration des relations entre le politique et le religieux, mais aussi entre les hommes et les femmes. Car non seulement le rapport religion-politique est mis en débat et questionné ouvertement par les parlementaires, mais aussi dans la population, cela parfois sans y aller avec le dos de la cuillère dans le discours de certains d’acteurs, parfois avec des positions militantes et partisanes.
A l’évidence, la politisation du religieux a entraîné un délitement et un émiettement du pouvoir et du statut du religieux. Pour le religieux, le fait d’exprimer sa position politique implique forcément de se préparer à une perte de certains privilèges. C’est aussi assumer la pleine responsabilité de l’engagement politique que de se préparer à cette perte.
En toile de fond, ce débat met au goût du jour la question de la laïcité et de la séparation des pouvoirs au Sénégal, mais aussi celle des limites de la loi sur la parité. Il y a 12 ans, l’Assemblée nationale a voté la loi sur la parité. Douze ans après, on est témoin dans le même lieu de violences de genre sur une femme parlementaire. Ces événements nous confrontent à notre histoire et aux conséquences de nos choix politiques et institutionnels. Ils révèlent les dynamiques en cours dans notre société dans laquelle il devient indispensable de prendre le recul nécessaire pour regarder les choses en face et se questionner sur son devenir.
Par Bocar SAKHO-bsakho@lequotidien.sn