Du «Projet» au «Mandat» : la désillusion d’un Peuple en attente

En 1968, Ousmane Sembène nous livrait Le Mandat, chef-d’œuvre satirique d’un Sénégal postcolonial empêtré dans les mailles d’une administration stérile, où un simple père de famille, Ibrahima Dieng, échouait à retirer un mandat postal envoyé depuis l’étranger. Ce récit, à la fois drôle et tragique, peignait avec justesse la frustration d’un Peuple face à un système qui ne tenait aucune de ses promesses.
Près de soixante ans plus tard, la fiction semble rattrapée par la réalité. En 2024, le Sénégal s’est offert un vent d’espoir inédit. Une révolution démocratique portée par la jeunesse a propulsé au pouvoir le tandem Sonko-Diomaye, incarnant un rêve de rupture, d’intégrité et de refondation nationale. Pour la première fois, des opposants gagnaient l’élection présidentielle dès le premier tour, défiant toutes les logiques d’un système verrouillé. Leur programme, baptisé simplement «Le Projet», promettait une renaissance politique, économique et morale. Le Peuple y voyait un mandat d’honneur, un transfert de confiance. Un «nouveau départ».
Mais 15 mois après, l’enthousiasme cède la place à l’amertume. A l’image du mandat de Ibrahima Dieng, le «Projet» semble bloqué à la poste de la réalité sénégalaise. Les grandes espérances s’enlisent dans des procédures opaques, des discours creux et des manœuvres politiciennes. La rupture attendue n’a pas encore eu lieu. Pire, des dérives autoritaires se multiplient : arrestations arbitraires, attaques institutionnelles, intimidations contre les voix discordantes. Le Premier ministre lui-même, dans des prises de parole incendiaires, fustige la Justice, interpelle la Société civile et balaie les garde-fous de la démocratie.
Pour justifier l’inaction ou l’indécision, le pouvoir brandit l’ombre de ses prédécesseurs. A peine installés, les nouveaux dirigeants ont dénoncé une «dette cachée», des détournements de deniers publics et des scandales financiers qu’ils attribuent à l’ancien régime de Macky Sall. Si ces accusations, en partie fondées, ont alimenté la colère populaire, elles semblent aujourd’hui fonctionner comme un alibi commode, une explication unique à tous les retards, toutes les hésitations, toutes les impasses.
Certains membres du gouvernement, incapables de maîtriser leurs dossiers, cherchent des boucs émissaires ou confessent à demi-mot leur incompétence. Le Peuple, lui, observe, s’interroge, doute. Le silence des réformes concrètes contraste avec la ferveur des promesses. Le chômage persiste, le panier de la ménagère se vide, l’horizon se bouche. Le pays, dit-on, aurait un «problème d’autorité». Peut-être. Mais il a surtout un problème de vision, de méthode et de sincérité.
Car si le mandat reçu par Ibrahima Dieng n’est jamais retiré, c’est parce que le système est construit pour humilier celui qui croit encore à la lettre et à la parole donnée. Et si le «Projet» est en passe de devenir un «Mandat» nouvelle version, c’est parce qu’il oublie que le pouvoir ne se conquiert pas seulement par la rue ou les urnes, mais se mérite chaque jour par la clarté, la compétence et le respect des engagements.
A une époque pas si lointaine, Macky Sall portait le Plan Sénégal émergent (Pse), avec une vision projetée à l’horizon 2035. Mais ce plan a été enterré bien avant cette échéance, miné par la mal gouvernance, le reniement des principes et une rupture progressive entre les élites et la base. Aujourd’hui, le régime actuel promet la Vision Sénégal 2050. Un slogan ambitieux certes, mais qui risque de rester lettre morte si les actes ne suivent pas les discours, si le Peuple ne perçoit aucun changement réel dans son quotidien.
Car au-delà des plans stratégiques et des projections en papier glacé, le Peuple sénégalais est mature et lucide. Il vote depuis des siècles, choisit, sanctionne et change de cap lorsque ses aspirations sont trahies. Si ceux qui incarnent le «Projet» ne travaillent pas sincèrement dans l’intérêt du Peuple, ils quitteront eux aussi le pouvoir bien avant 2050, comme leurs prédécesseurs.
Le Peuple sénégalais est patient. Mais il n’est plus naïf. Il a confié un mandat. Pas un mirage. Et parfois, leur mutisme… est un message.
Pape Djibril
Maguette GUEYE
Saint-Louis