La question du bilinguisme à l’école demeure une préoccupation étatique. La volonté affirmée par les autorités au plus niveau, ayant en charge la gestion du système et qui s’est récemment traduite par un intérêt particulier apporté au cours Ebja (Education de base des jeunes adultes) en est l’illustration la plus parfaite. Ce cours est aujourd’hui pressenti comme un département à part entière dans l’organigramme des Crfpe (Centres régionaux de formation des personnels de l’éducation).
Reconnaissons que cet intérêt pour les langues nationales ne date pas d’aujourd’hui ! Au moment de son accession à l’indépendance, le Sénégal, comme la plupart des Etats africains francophones, a choisi la langue française comme langue officielle.
A cette époque, toute la politique linguistique écrite du Sénégal tenait essentiellement à l’article 1 de la Constitution qui faisait du français la langue officielle. Devenu chef de l’Etat sénégalais en 1960, Léopold Sédar Senghor a multiplié les déclarations officielles, soulignant la nécessité de recourir aux langues nationales. C’est grâce à Senghor que les six langues les plus importantes du Sénégal ont été codifiées et se sont dotées d’un alphabet. En 1971, le décret n° 71560 du 21 mai 1971 retenait six langues promues au rang de «langues nationales» : le wolof, le peulh, le sérère, le diola, le malinké et le soninké. Par la suite, Sen­ghor choisit pour le Sénégal «une politique d’éducation bilingue comprenant le français d’une part, et les six langues nationales d’autre part».
Dans le décret de mai 1971, il expose les motifs de son choix : «Tout d’abord remplacer le français, comme une langue officielle et comme langue d’enseignement, n’est ni souhaitable ni possible. Si du moins nous ne voulons pas être en retard au rendez-vous de l’an 2000…»
Cette volonté politique est clairement exprimée dans son ouvrage intitulé Liberté 1 et sous-titré Négritude et Humanisme à travers l’article formulé ainsi : «Le problème des langues vernaculaires ou le bilinguisme comme solution.»
Dans son développement, Senghor souligne : «Le bilinguisme s’impose à nous. Il ne peut y avoir de doute sur le point. Le problème est de choisir une méthode pour concilier ce qui paraît, au premier abord, inconciliable.»
Aussi, Cheikh Anta Diop, dans Nations nègres et culture, tome 2, a-t-il abordé la question en ces termes : «Il est plus efficace de développer une langue nationale que de cultiver artificiellement une langue étrangère ; un enseignement qui serait donné dans une langue maternelle permettrait d’éviter des années de retard dans l’acquisition de la connaissance.» Cela s’inscrit en droite ligne dans la pétition officielle que le Conseil régional du Val d’Aoste a adressée au gouvernement italien le 20 septembre 1980, lui demandant de proposer à l’Assemblée générale des Nations unies d’ajouter les clauses suivantes à la déclaration universelle des droits de l’Homme : «Toute personne a droit à la : connaissance approfondie de la langue maternelle ; connaissance utile d’une langue vivante de communication mondiale qui, par-delà la culture nationale que tout homme reçoit et doit recevoir, lui permette de participer pleinement et directement à la culture mondiale et au dialogue universel.»
Nous vivons dans un monde que l’on peut traverser en avion en quelques heures, où l’on peut se parler à des milliers de kilomètres de distance, et déjà communiquer visuellement par écrans interposés, un monde où aucune économie ne peut fonctionner en autarcie ; un monde où il suffirait d’appuyer sur un bouton pour déclencher une guerre mondiale. Et dans ce monde, les hommes communiquent en… quatre à cinq mille langues différentes.
Dans ces conditions, la proposition du Conseil italien, évoqué plus haut, apparaît non seulement pertinente, mais d’une nécessité absolue. Comme le disait Léopold Sédar Senghor : «Il ne saurait exister de coopération réelle entre les peuples sans possibilité minimale de communication linguistique. C’est un besoin universel et vital.»
Il y a un siècle, la plupart des gens ne s’éloignaient jamais de leur terroir, encore moins leur pays. En conséquence, la vision du monde de l’individu moyen était bornée par les frontières de sa Nation, modelée par l’école, l’Eglise et des contacts personnels directs en nombre limité. La distinction entre le connu et l’inconnu, le familier et l’étranger s’imposait avec évidence.
De nos jours, la situation est radicalement différente. Grâce à l’avion, les pays les plus éloignés sont devenus proches et l’automobile a mis le voyage à la portée des masses. L’alpha­bétisation généralisée a permis à un public croissant de commencer à connaître d’autres pays, d’autres cultures.
Avec la radio, le cinéma et surtout la télévision, un déluge d’informations, de voix et d’images venues d’ailleurs a déferlé sur tous les foyers, même les plus modestes. Le téléphone a également contribué à la désintégration des barrières culturelles. Ce développement, sans précédent des communications, des voyages et des transports a conduit à une exclusion et une diversification sans précédent du commerce mondial.
Mais parallèlement aux développements techniques que voilà, l’homme a acquis une autre possibilité, inimaginable il y a cent ans. Il peut détruire en l’espace de quelques minutes la vie et la civilisation sur terre. A notre époque, le moindre conflit local peut se généraliser, embraser la planète et provoquer la conflagration finale.
Il devient donc urgent d’abattre les barrières des préjugés, de dépasser notre peur de l’inconnu qui épouvante certes, comme dit Saint-Exupéry, mais une fois abordé, il n’est plus l’inconnu. Il urge de mieux connaître nos semblables, de les comprendre et de communiquer avec eux. Seul l’apprentissage des langues étrangères, selon les méthodes, les plus efficaces et les plus perfectionnées, peut répondre à cette exigence. Cela est hautement souhaitable à la fois pour la société et pour l’individu.
Sous ce rapport, les avantages professionnels sont tellement évidents qu’il est à peine nécessaire de les énumérer. La communication internationale s’est étendue à tous les aspects de la vie. Partout se fait ressentir le besoin urgent d’interprètes, de traducteurs, de professeurs de langues étrangères.
Dans le monde des médias, le bi ou multilinguisme sont utiles et fort appréciés. Si l’on veut faire carrière dans le corps diplomatique ou une organisation internationale, il est indispensable de parler au moins une langue étrangère.
Enfin, l’internationalisation du commerce et de l’industrie a créé d’innombrables occasions de mettre à profit la maîtrise de plusieurs langues. Une telle qualification est fortement valorisée et peut se révéler utile même dans les secteurs où elle n’est pas fortement exigée. Il va sans dire qu’il est plus facile, plus gratifiant et plus agréable de voyager – que ce soit pour des motifs professionnels ou personnels l’on est capable de converser les autochtones soit dans leur propre langue soit dans une langue commune aux deux interlocuteurs.
Ainsi, comme on le voit, les avantages du bilinguisme sont nombreux et évidents en ce qu’il engage la compréhension, la tolérance et l’ouverture d’esprit à l’égard des autres peuples et coutumes.
L’une des objections soulevées contre le bilinguisme peut se résumer ainsi : le potentiel linguistique d’un individu serait limité et la cession de deux langues devrait réduire automatiquement son niveau dans chacune d’entre elles.
Un tel cas peut certes se présenter, mais il n’est nullement inévitable de fait, c’est souvent le contraire qui se passe. Comme l’écrivait Go : «Seul celui qui comprend les langues étrangères peut comprendre sa langue maternelle.»
A ce propos, un bilingue écrit : «Il me semble d’ailleurs que le fait d’être bilingue confère de l’aisance dans la parole écrite dans les deux langues.
Ainsi, je m’efforce, par exemple à m’exprimer dans un langage simple tant en français qu’en allemand et j’évite autant que possible les germanismes dans le langage de Racine et les gallicismes dans la langue de Goethe.»
Ne peut-on pas dire de même Molière et Kocc Barma par exemple ?

Yakhya DIOUF
Inspecteur de l’Enseignement
Elémentaire à la retraite