Un véritable mal entrave la marche du Sénégal vers le développement. Ce mal renvoie à un ensemble de pratiques inacceptables d’un point de vue moral et qui, sous d’autres cieux, seraient totalement contreproductives sur le plan politique, celui de la conquête ou de la conservation du pouvoir, local ou central. Plus que d’un mal, on pourrait parler d’une gangrène. Cette dernière constitue un sérieux obstacle, je devrais dire une sorte d’hypothèque, à l’amélioration des conditions de vie des populations. Elle annihile les efforts consentis pour le progrès indispensable à tout essor sur le plan du développement économique et social. Elle a pour noms le clientélisme, la corruption, la concussion, etc.
C’est la non-transparence dans la gestion des affaires publiques qui entretient et nourrit une telle gangrène. Un manque notoire de volonté politique d’élever la reddition des comptes au rang d’un impératif de gestion auquel nul ne pourrait se soustraire vient comme pour entériner ces pratiques symptomatiques de la mal-gouvernance dans les différentes échelles du pouvoir, local comme central. C’est comme si, dans ce pays, la station occupée et la position politique conquise constituaient une sorte de licence à tout et une garantie certaine d’impunité. Mais quelles peuvent être les raisons qui fondent et justifient de telles pratiques ?
Il faudrait revenir à l’alternance afin de mieux saisir les logiques qui ont opéré et qui peuvent aider à mieux comprendre et expliquer les pratiques nauséabondes dont je parlais plus haut. Au début étaient la déception des Sénégalais et leur rêve de lendemains meilleurs. La déception renvoie à l’insatisfaction des citoyens du mode de gestion des affaires publiques par les anciens tenants du pouvoir local ou central et de leur contreperformance dans la mise en œuvre de solutions efficaces à leurs problèmes. La promesse de rompre avec des pratiques décriées et de sérieusement prendre en charge les aspirations légitimes des Sénégalais a, sans doute, contribué à canaliser le suffrage universel, en tout cas, à l’orienter majoritairement dans le sens de la réalisation de l’alternance.
Mais les citoyens croient-ils fondamentalement aux promesses qui leur sont faites pour, par la suite, acter le changement d’hommes/de femmes et, par conséquent, de pratiques dans l’exercice du pouvoir, local comme central ? Un esprit superficiel pourrait être amené à penser que c’est la croyance des citoyens aux promesses électorales qui décide du sort de la compétition entre les partis politiques en période électorale. Cette manière de voir les choses me paraît peu profonde.
C’est plutôt l’incompétence des sortants c’est-à-dire leur incapacité à répondre positivement aux attentes des populations qui est à l’origine de leur défaite. Plus que toute autre chose, c’est principalement le parti de la demande sociale qui décide dans bien des cas des résultats de l’élection. C’est, en effet, plus par dépit des turpitudes des devanciers que par la croyance aux promesses des entrants que l’alternance advient.
C’est, en d’autres termes, le dégoût à l’égard des gouvernants d’hier qui a rendu possible le succès politique des dirigeants actuels. On comprend dès lors pourquoi le vote est jusqu’ici, pour l’essentiel, un vote de sanction et non un vote d’adhésion. On pourrait dans une telle perspective dire que la longévité au pouvoir est alors ultimement fonction de la capacité des gouvernants à sérieusement prendre en charge le marasme économique et social dans lequel l’immense majorité de la population est plongée.
De toute façon, sur la base des promesses faites, le passage de témoin entre vaincus et vainqueurs devrait consacrer l’abolition des tares qui ont conduit à la chute des premiers et inaugurer des pratiques nouvelles qui devaient être le prélude à des lendemains qui chantent, en tout cas, à une amélioration des conditions de vie des citoyens. C’est par conséquent dans l’espoir de rompre avec des modes de gestion insupportables des affaires publiques que les citoyens décident, parce que excédés par la mal-gouvernance ambiante, de faire entendre raison aux anciens gouvernants en les sanctionnant lourdement.
Telle était la condition pour un nouveau départ. Aux yeux des citoyens-électeurs, les nouveaux dirigeants devaient, tirant les leçons de l’échec de leurs devanciers, changer radicalement de paradigme dans le rapport aux biens publics. On pourrait ainsi commencer à penser et à espérer que plus rien ne serait comme avant. Parce qu’ils ont porté le projet de changement radical, on pourrait être tout à fait fondé à croire que les nouveaux dirigeants qui dénonçaient continuellement les turpitudes de leurs prédécesseurs avaient fondamentalement intégré l’exigence politique de gérer autrement et de rendre compte de leur gestion.
A travers les discours des nouveaux dirigeants, c’est-à-dire d’un point de vue de la théorie, on peut considérer que cela allait évidemment de soi. C’est, en effet, au moyen des discours que ces derniers ont semé, tant bien que mal, dans les mentalités c’est-à-dire dans la conscience collective, la nécessité de rompre avec les pratiques nauséabondes du passé. On le sait, cependant, la politique n’est pas seulement une affaire de discours.
Le domaine de l’action est surtout celui dans lequel le citoyen peut concrètement apprécier, de manière positive ou négative, si son existence est concrètement impactée par les décisions prises par l’autorité. C’est par conséquent quand les nouveaux dirigeants posent des actions qu’il pourra voir si une nouvelle manière de gérer a remplacé la gabegie autrefois érigée en mode de gouvernance. C’est en essayant de tenir le difficile pari de la transparence, d’une gestion saine, rigoureuse et vertueuse des biens publics que les nouveaux gouvernants pourront espérer améliorer les conditions d’existence et favoriser une plus large adhésion des citoyens au pouvoir qu’ils viennent de conquérir, adhésion susceptible de déboucher sur un renouvellement de mandat.
La question devient alors dans une telle perspective : comment élargir les bases sociales et politiques du nouveau régime ? Le réflexe premier des entrants c’est-à-dire des nouveaux gouvernants conscients du fait qu’ils ne respecteront pas les promesses faites aux électeurs est de recourir, comme jadis leurs devanciers, de manière constante et conséquente au clientélisme et à la corruption. En se livrant à l’achat des consciences qui comptent, en misant sur des porteurs supposés de voix, ils nourrissent le rêve secret que ces derniers pourraient éventuellement entraîner dans leur sillage celles des masses silencieuses. Cette manière de faire permet de prendre toute la mesure du fait que les maigres ressources de ce pays n’ont jamais profité à tous les citoyens, mais seulement à une petite minorité.
Les nouveaux gouvernants oublient, ce faisant, qu’il arrive toujours un moment où les citoyens qui n’en peuvent plus se rebiffent. Cela veut dire que l’exaspération des citoyens fondée sur l’absence de perspective économique et sociale est dans le cadre de la compétition électorale toujours plus forte que toutes les combines, combinaisons, manigances, compromissions morales ou politiques que les dirigeants peuvent mettre en place. Il faudrait alors sérieusement prendre en compte une question qui est d’une importance majeure : pourquoi, malgré les alternances à toutes les échelles de pouvoir, local comme central, ces pratiques persistent voire s’éternisent rendant, de fait, impossibles les changements promis dans la gestion des affaires publiques ?
On pourrait partir d’un proverbe assez bien connu pour répondre à cette importante question : chassez le naturel, il revient au galop. Cela veut dire qu’au fond, il n’y a pas vraiment grand-chose qui différencie les tenants actuels du pouvoir, local comme central, de leurs devanciers. Il faudrait ainsi commencer par constater que l’élite politique sénégalaise se renouvelle difficilement. Elle ne se rajeunit presque pas. Le seul type de circulation qu’elle connaît, c’est l’alternance dans le positionnement politique et pas véritablement générationnelle. Dans bien des cas, on peut dire que ce sont les mêmes qui sont revenus au pouvoir après une traversée du désert qui leur a redonné une sorte de virginité qui leur a permis de retrouver une oasis politique.
Le difficile renouvellement des dirigeants permet par conséquent de comprendre pourquoi les sortants comme les entrants sont incapables de rupture et reconduisent à chaque fois les mêmes pratiques, celles avec lesquelles ils ont toujours fonctionné et avec lesquelles ils promettaient dans la posture d’opposants de rompre. C’est donc dire que leur mentalité dans le rapport aux biens publics n’a fondamentalement pas changé.
Les appels à la tradition et la majorité qui peuplent leur tentative de justification quand ils sont acculés par des essais souvent politiciens de les amener à rendre compte de leur gestion permettent de voir amplement que les mauvaises mœurs politiques se sont bien sédimentées. «Tous les maires se sont adonnés aux pratiques avec lesquelles on m’accable aujourd’hui. Cela a toujours été ainsi depuis les années 1920», entend-on dire, en substance, comme pour se dédouaner.
Par ailleurs, celui qui met le coude sur les dossiers jugés compromettants de ceux qui lui sont proches déroule dans le même temps une stratégie d’anéantissement de ses opposants. Tel un rouleau compresseur, il veut écraser les adversaires politiques, «réduire les opposants à leur plus simple expression» selon ses propres mots. Sa logique est simple : célérité et diligence dans le traitement des dossiers supposés compromettants des opposants et décision de freiner des quatre fers quand il s’agit de ses propres partisans.
L’objectif est de tenter de neutraliser les adversaires politiques et de provoquer le ralliement des incriminés au pouvoir de façon volontaire ou forcée. Ce qui compte ultimement pour lui, c’est la consolidation de l’hégémonie politique. Macky Sall a appris de Abdoulaye Wade qu’il peut, sans souci, compter sur la docilité sans faille de transhumants épinglés ou, tout au moins, soupçonnés lourdement de fautes de gestion des biens publics.
Ces façons de faire permettent de voir que la reddition des comptes n’est pas élevée au rang de principe politico-judiciaire susceptible d’aider le pays à prendre un nouveau départ en contraignant les dirigeants de quelque bord qu’ils se situent à entretenir un rapport inédit, parce que totalement sain, à la gestion des biens publics. D’ailleurs, combien sont-ils/elles à encore échapper à la reddition des comptes parce qu’ayant rejoint, de gré ou de force, le camp présidentiel ? Tout cela ressemble clairement à une farce politico-judiciaire qui, pour les citoyens, est toutefois de mauvais goût.
On le voit clairement : d’hier à aujourd’hui, quand les hommes et femmes politiques sont sommés de rendre compte, ils invoquent la nécessité d’un immobilisme, d’une fidélité à la tradition c’est-à-dire à des pratiques qui viennent d’un temps autre et qu’il ne faudrait surtout pas bousculer ou ils adoptent des attitudes, invoquent des raisons susceptibles d’aider à la consolidation/conservation du pouvoir qu’ils détiennent présentement. Comment porter un projet pertinent de rupture si on se complait dans des pratiques venues d’une autre époque, de la tradition la plus éloignée, avec laquelle on doit rompre si on veut être moderne ?
Les attitudes scandaleuses et les justifications peu convaincantes dont je viens de parler renseignent sur le fait que le logiciel de la pratique politique est resté le même. Il entretient une logique d’accaparement des biens publics par ceux qui sont censés promouvoir l’intérêt général. Les comportements politiques actuels à toutes les échelles de pouvoir permettent de voir que le rapport aux biens publics n’a pas changé. Seul le positionnement politique a changé. Cela fait que tout changement de posture rend l’imposture plus amplement visible.
Que faire concrètement pour endiguer les pratiques inacceptables que j’ai essayé de pointer ? Comment les réduire drastiquement à défaut d’y mettre définitivement un terme ? Comment, autrement dit, rompre avec les mœurs politiques qui entretiennent les rapports malsains aux biens publics ? Il serait important pour les citoyens de récompenser la vertu de certains acteurs politiques, ceux qui ne se sont jamais compromis dans leurs rapports aux biens publics, par des gains politiques c’est-à-dire des couronnements électoraux. Cela pourrait contribuer à ouvrir la porte à une véritable alternative.
Au-delà de cette exigence, il faudrait faire comprendre aux prochains élus que ce qui est prioritairement attendu d’eux, c’est d’entreprendre une reconstruction morale de la société. Cela ne pourra passer que par un véritable leadership en totale rupture avec le pseudo-leadership en place qui est essentiellement préoccupé par la quête ou la conservation du pouvoir, la jouissance de ses délices, l’enrichissement personnel et l’entretien de clientèles. Ce pseudo-leadership a, en fait, peu d’égard pour la prise en charge des aspirations légitimes des populations.
Cela veut dire que le nouveau type de dirigeants ne doit plus contrôler les itinéraires d’accumulation des richesses. Pour ce faire, le leadership futur doit défaire les alliances traditionnelles qui entretiennent le clientélisme et substituer des porteurs de valeurs aux supposés porteurs de voix qui n’ont, pour la plupart, aucune considération d’ordre moral. Les clients politiques savent-ils les terribles maux sociaux, matériels et moraux, qu’ils causent aux plus démunis ? Savent-ils que qui profite d’une pratique répréhensible sur le plan moral le cautionne implicitement ou explicitement ?
Au final, le citoyen doit, plus que par le passé, rester vigilant et être totalement exigeant avec les offres politiques qui proposent des solutions à ses problèmes. La plus mirobolante de ces offres peut s’avérer la pire ou la moins capable de les résoudre. Il doit par conséquent travailler à l’avènement d’un groupe d’hommes et de femmes irréprochables sur le plan moral et totalement mobilisés pour la satisfaction ou, tout au moins, la prise en charge sincère des aspirations du Peuple.
L’urgence politique et citoyenne du moment est de travailler à faire advenir des hommes et femmes politiques qui veulent servir le Peuple et non se servir de lui pour accéder à des strapontins et satisfaire des ambitions exclusivement personnelles et bassement matérielles. C’est ultimement par le biais de la promotion d’une véritable exemplarité que l’on pourra aider à réorganiser et à mobiliser les forces productives de ce pays pour un essor dans les divers domaines de la vie sociale et politique. Il reste un avenir politique au nom duquel il est essentiel de lutter.
Cheikh FAYE
Professeur de Philosophie
Montréal, Québec
cheikhfay@gmail.com