C’est une forêt généreuse que quelques incendies de brousse avaient malmenée sans jamais l’éteindre. Elle commençait à l’entrée de Coubanao, juste au point de jonction avec Finthiock. Une haie d’eucalyptus dès l’abord, des palmiers roussis par l’astre solaire parsemés au gré du foisonnement des hectares ceinturaient ce paysage où furetaient et voltigeaient des écureuils que coursaient nos chiens de jeunes chasseurs inoffensifs. Généreuse en fruits, en ombre reposante, en sommier tissé de lianes, une faune de singes malingres, de rares biches et lapins y faisait affaire. La grande toison verte aux prémices du village s’érigeait en défense naturelle pour les populations. Du modeste campement à portée de jet de pierre où nous logions, elle constituait notre horizon. Il nous fallait, tout au plus, enjamber la clôture de fortune et le terrain de football pour y glisser. A force, elle était devenue une dépendance, une pièce annexe de la maison, où nous raffermissions notre camaraderie en s’offrant quelques échappées. Tous les jours où l’école daignait nous offrir du temps libre, sous la houlette de notre chef de bande, nous étions quatre, cinq, voire six, fièrement accompagnés par notre chien «Totala», à aller taquiner la forêt dans une partie de chasse et de cueillette indolente, au cours de laquelle, génie et candeur mêlés, nous arrivions à corrompre la providence et à nous offrir des agapes somptueuses en forêt. Jugez de la belle affaire : une bande de mômes, pieds nus, tapant dans la balle, et caressant la duveteuse queue des écureuils, sans urgence et remplis d’insouciance, il nous arrivait un temps de figer le bonheur dans l’éternité – ou l’inverse. Si l’on appartient à son enfance comme le confesse Saint-Exupéry, je dois confier qu’il ne m’est resté aucun souvenir amer de Coubanao. Rétros­pectivement, je crois y avoir empilé, patiemment, une réserve d’amour inépuisable pour affronter les hideurs du monde.
Il est une propension naturelle de la nostalgie à embellir le souvenir. On n’y coupe pas. Les yeux de l’enfance ne sont pas tenus aux lucidités violentées des adultes. Nous n’étions pas prévenus du devoir de dire adieu à nos rêves, et d’ailleurs pourrions-nous nous entêter, comme le fit Bernanos, à éterniser l’enfance ? En refoulant Coubanao le printemps dernier, ivre de ma curiosité, incertain d’y revoir les merveilles de mon enfance, je craignais que le trésor fût enseveli. Passée l’émotion des retrouvailles imbibées de larmes bénies, mes yeux pouvaient enfin réconcilier mes souvenirs à mon horizon. Fulgurante et frappante, l’impression première fût celle d’une histoire qui s’était arrêtée. Coubanao s’était toiletté à peine, il étrennait ses vieux charmes ; sa forêt était là, et je revois encore «Totala» nous gratifier de sa plus belle capture en trois ans de chasse : une biche que l’on offrit, grands seigneurs, aux adultes du village. Je revois les tournois de foot, les cérémonies de luttes, où Xajay, le chétif virtuose, raflait la mise devant Kilo, le Goliath déchu. A l’impossibilité de revivifier le souvenir se substituait la prise réelle avec son cadre resté inviolé. En parcourant tout le village, je revois Coubanao Ba crier sa bienvenue, Tambacounda revêtir sa discrétion légendaire, Niéné, son masque de force tranquille, Kaoungack sa frénésie et Yentine sa retraite paisible. A chaque halte, la petite assemblée bienveillante qui, plus de 20 ans après, posait le regard et reconnaissait d’un clignement de cil, l’enfant du principal. Et les étreintes se succédaient, le disputant aux effusions d’amour, de fierté, de reconnaissance, dans un territoire où la gratitude avait été élevée au rang de vertu suprême. Le temps y renforce la mémoire au lieu de l’éroder.
Alors ici comme ailleurs, dans cette communauté de destins liés par la Casamance, on voile les blessures de pudeur. L’inviolabilité est une vertu, mais elle a un coût. Le nuage des puanteurs voisines rode, même au plus près des demeures paisibles. Les populations restent fragiles, les fourneaux y crient leur désarroi. Au-delà de la dignité des visages toujours habités d’humanisme, l’œil y trahit les drames de l’impuissance. Alors quand le fait-diversier y relate les épisodes sanglants de la guerre, on y tend à peine l’oreille, occupé à résoudre les équations brûlantes du quotidien.
Epargnés par une curieuse bénédiction des affres du conflit casamançais, Coubanao et les Kalounayes semblaient dans une tour d’ivoire. Les coupeurs de route, les crapuleries inhérentes aux conflits qui durent n’y ont jamais véritablement prospéré. Du temps où la revendication pour l’indépendance connaissait son faste, émergeant de légitimes colères, d’injustices et de frustrations, une sympathie rapide – quoique timide – y avait éclos pour le Mfdc. Rien de plus. D’autant plus qu’un jour, notre homme fort du village, Koi, avait été tué par des rebelles. L’une des seules manifestations de ce conflit à Coubanao, c’était ce meurtre lâche, resserrant les liens d’une fratrie. Si l’ignorance explique presque toujours les drames humains, vrai du racisme comme de guerres à caractère parfois ethnique, la violence ne peut avoir l’excuse de l’ignorance. Le conflit casamançais, devenue zone carrefour d’enjeux multiples, déborde de sa sphère première, parce que surtout, aucune pédagogie nationale n’a émergé pour toucher au cœur de cette parcelle du Sénégal qui s’est confortée dans sa réclusion. L’idée de Nation y a achoppé sur le sentiment de ne pas faire partie d’une cause commune. A cela, les renforts militaires, les mannes financières corrompues ne peuvent rien offrir si le préalable historique du conflit est nié. Quand l’actualité fait irruption dans l’histoire, il est du devoir des acteurs de privilégier le temps long et de s’interdire les effets de manche coutumier aux vagues qui ne s’élèvent furieusement que pour mieux s’écraser. A Coubanao, les morts sont des deuils de plus, les cimetières ne font pas distinction. Leur vœu est unique : le dialogue, authentique. Comme s’est bornée à le façonner l’Histoire.

Journaliste et écrivain – Elgas.mc@gmail.com