Le verdict est tombé : l’esclavage en Libye, tout le monde savait. Foin de l’horreur et de ses variantes si prospères dans la condition noire, tout le monde savait, retenez cela. Les documentaires (d’extraction occidentale – soyons taquins) ont ceci de prodigieux qu’ils soignent l’amnésie. Au moins jusqu’à la prochaine épidémie. Mais n’ouvrons pas la malle si malodorante de nos problèmes quotidiens. Restons en Libye, en Libye seule, où tout se savait. Le festival de tribunes, le torrent d’indignations, les prophètes post-apocalypses, leaders d’opinions, et les anonymes, nous le disent.Dans une unanimité et un aplomb qui nous interdisent presque d’en douter. «Nous savions.» Et même pour la Mauritanie. Pour le Sénégal. Pour d’autres déshumanisations négatrices des plus élémentaires droits des individus, et dont notre continent s’est juré de se faire la demeure. Nous éviterons le catalogue des barbaries, notre nausée est suffisante. Pour tout cela et le reste, nous savions. Nos intellectuels aphones la veille se piquent de colères le lendemain. Ils pactisent avec les activistes. Qui eux-mêmes s’établissent porte-voix. Le chœur une fois assemblé, voici un nouvel, un énième sanglot. Mais la symphonie grince. Les pleurs sont accusatoires, donc disharmonieux. Tout le monde s’empoigne, s’apostrophe, s’accuse. Le chœur vire à la cacophonie. Progressivement, la chorale retombe et s’éteint. Essoufflée, elle repart en sourdine, l’autre nom de l’amnésie. Dans son mérite des lamentations, au plus fort de la colère, quelques mesures sont décrétées, acculées par l’urgence. On éponge le sang de quelques nouveaux martyrs, certains autres sont sauvés, d’autres ont des deuils fastueux, mais les routes de la tragédie, aux provenances si multiples et si lointaines, aux axes si divers, aux motivations si déterminées, aux prix humains si forts, restent étrangères à l’indignation. Curieusement, les candidats sont les seuls qui ne savent pas. Et quand bien même ils savent, ils prennent le risque. Voici la dissonance fondatrice. S’indigner, dans ce champs c’est déjà un privilège. Et réagir, pleurer sur sa défaite.
L’Ifan, institut sérieux s’il en est, affirmait que 75% des jeunes sénégalais souhaitent quitter leur pays, bien souvent pour des destinations occidentales. L’étude perdue dans les flots de l’actualité n’a pas suscité d’émoi. Elle est d’une évidence qui se passe de commentaires. Mais voici l’entaille, l’origine du voyage, dont l’enfer Lybie est le malheureux terminus. Partir, fuir, chercher l’eldorado (ce vieux mythe si tenace) reste le dénominateur commun de l’immigration. Les nantis et autres étudiants ont le luxe du visa, mais la plèbe, déjà discriminée par sa naissance, sa condition, n’a d’autre choix que de frôler la mort et d’intégrer les sévices possibles. A supposer que nous savions, comme on le claironne partout, que savions-nous au juste ? Et puis savoir ôte-t-il quelques culpabilités ? Savoir en réalité, si nous voulons explorer le fond du problème, n’ouvre que sur la complicité du silence, la démission, ou le confort des analyses qui avaient décrété la fin des maladies du continent dont il fallait réciter la renaissance au son si entrainant du « décolonialisme ». Décoloniser des esclaves, le terrible vacarme de l’histoire de nos échecs. Savoir en réalité, c’est omettre que l’immigration économique, pont de jonction de toutes les immigrations, opère comme un agent de la recolonisation, que c’est elle qui produit la matrice de la déculturation, dont les intellectuels incarnent la figure politique, les malheureux migrants torturés et vendus, l’assujetissement et in fine, le complexe d’infériorité. Quand les premiers se débattent avec le vernis fissuré d’une radicalité, les autres désagrègent le projet. Car dès le départ on s’est trompé d’optique. Nos problèmes doivent être nos obsessions, car ils engendrent tout ce qui vient après. Le déficit des diagnostics, voilà la gangrène originelle qui condamne aux émotions. On peut rire du réel, l’omettre, l’enjamber, mais jamais ne peut-on se défaire de lui. Il survit au sarcasme, est habile dans la contre-ironie et fonde la vie.
«Nous savions» paraît ainsi un refrain irrecevable et facile. Il faut entendre «nous évitions» d’en parler. Parce que nous sommes impuissants. Parce que c’est hideux à dire, que ça blesse nos fiertés nouvelles, qui dictent le tempo du récit sur notre victoire annoncée.Nous dansions déjà sur les cendres du bourreau désigné afro-pessimiste avant que les braises cachées ne nous brulent les mollets. Il faut toujours -c’est un soin d’élégance que je me borne à entretenir- éviter de dicter aux écrivains et aux penseurs, un cahier des charges et de thèmes. L’écriture n’obéit à aucune injonction, il faut se faire garde-fou de cette liberté. Cependant, les intellectuels doivent être jugés sur ce qu’ils disent, leur constance, leur pertinence. Faire leur choix d’optique. Ils n’ont que leurs livres, leurs moments de partage, et non les véhicules modernes des colères opportunistes que sont les réseaux sociaux.
Pour clore ceci, peut-être vaudrait-il mieux écouter les véritables victimes. Les migrants, pour une fois, encore oubliés dans l’avalanche des réactions. Ce qu’ils nous disent est terrifiant. Nous prétendons savoir, eux vivent. Et parfois, ils se font à l’idée d’offrir une parcelle de leur dignité contre ce traitement. Qu’est-il donc arrivé, pour que, quand plusieurs acteurs récitent le rêve africain, l’essentiel de ses fils veuillent la quitter ? J’aime autant occuper toute mon énergie à ce préalable. A vitupérer l’esclavagiste, je dis mon soutien à un alerteur érudit comme Tidiane Ndiaye. A crier sur l’inanité migratoire occidentale qui participe de cet asservissement, les guerres géopolitiques qui facilitent la traite -toutes critiques fondées et légitimes- à tout cela, je préfère parler des causes lointaines dont l’épisode libyen, à l’échelle du continent, n’est qu’une miniature.