Ça tient presque du refrain aux airs connus que de dire que l’école sénégalaise s’effrite. Les plus sévères diraient qu’elle s’effondre. Gouvernants lucides, toutes appartenances, intellectuels locaux et diasporiques, journalistes, usagers internes externes, tous se rejoignent -et ce n’est pas fréquent- pour déplorer, en des termes souvent sans espoir, le devenir de cette institution dans ses différents niveaux : primaire, secondaire et universitaire. Si l’on passe vite les problèmes récurrents : insuffisances matérielles, surpopulation, la très convenue «baisse du niveau», plus largement, conditions de travail peu incitatives pour les enseignants, et pour finir, manque de débouchés qui renforcent le défaitisme du «à quoi bon», on n’épuise pas pour autant le cœur du problème, qui reste un impensé toujours assez peu exploré. La diatribe facile et la surenchère dans la critique, qui sont en passe de tenir lieu de débat fécond, contribuent à jeter le flou sur une question éminemment décisive. Si une école de la pensée, c’est-à-dire la transmission des savoirs, leur partage, dans leur labélisation scolaire et intellectuelle, a connu des temps forts au gré des agendas universitaires, politiques, institutionnels et associatifs, cette école de la transmission n’a emménagé en son sein que peu d’espaces, voire pas du tout, pour le penser. La différence entre la promotion du substantif pensée et du verbe penser n’est pas anecdotique, elle n’est pas une chimère ni du chipotage. Elle correspond à une véritable nuance dont la compréhension agira sur les notions débat, de contradiction, de pluralité et ce qu’elles peuvent produire d’indispensable pour les peuples : la diversité des personnes, des idées, des opinions, et des appartenances, la prévention des conflits outranciers, qui se développent toujours dans la marge par défaut de plages consacrées. Les implications de cette seule question sont multiples et c’est au sein de l’école que doit se façonner cette ouverture des consciences. C’est pour l’advenue de ces écoles qu’il faut œuvrer pour des bénéfices globaux. L’école périt, entres autres et surtout, à cause de son hémiplégie volontaire.
Défiance et méfiance vis-à-vis des élites, le cadeau aux «marges»
La scène médiatique sénégalaise a été récemment obstruée par nombre de polémiques, faits divers et sociétaux, qui ont encore montré la fragilité du pacte démocratique. Les séquences liées par exemple aux délits d’offense à chef de l’Etat, ou encore l’extrême défiance des populations vis-à-vis des élites, ont cristallisé la fracture. Le pouvoir s’exprime encore de manière verticale. Les rapports de classes se formulent toujours dans la violence symbolique de l’obligeant et de l’obligé. A l’échange s’est progressivement substitué le contrat. Cette rupture du dialogue produit respectivement, une disqualification des premiers et une profonde résignation des seconds. Ce qui ne laisse la place qu’à la prédation du pouvoir, la glose médiatique alimentaire et les réactions violentes des lésés, avec l’impression générale que rien ne changera, siglé de formules connues, mi-doucereuses et mi-fatalistes : «Du dem.» S’il est de coutume de ne voir dans ces expressions qu’un mal-être national, il ne faut pas faire en revanche l’économie d’un profond diagnostic. Le mal vient de loin, en partie, du fait qu’on n’a assez peu promu la notion de penser, de penser différemment, dans les strates de l’école, de telle sorte qu’une culture des échanges soit une tradition nationale. Le débat, accaparé par des invectives et des foucades, n’en est pas un. Il entretient sur les ondes, l’illusion d’une vitalité alors qu’il occulte les vrais enjeux. Dans leurs carrières scolaires, les élèves, ensuite les citoyens, ne sont que peu incités à discussion, au sein des familles, des entités d’affinités, à la remise en cause des théories toutes établies, à la contestation des critères arbitraires et à la correction des hiérarchies figées. Le manquement de cette étape ne pouvait que déteindre au niveau collectif avec la survalorisation de son appartenance, de sa parole, de son être et donc à la négation de toute différence. L’abus du possessif crée la condition de la domination du possédant. Dans le champ politique, ce monisme crée une grande violence dans les rapports et dans la société qui s’en fait l’écho, une grande irritabilité. La seule philosophie, comme discipline, d’ailleurs héritière des séquelles coloniales et prompte à être discréditée dans la dialectique entre le doute et la foi, paraît bien maigre à éveiller les consciences d’autant plus qu’elle porte en elle des défauts.
Pensée et penser : nuances capitales et enjeux globaux
Le dépassement de la seule pensée, figée dans un temps, un objet, une orientation, est nécessaire pour embrasser le champ large du penser. L’école ne pourra être laissée à sa solitude, car elle ne peut être en ligne seule dans ce combat. L’une des explications de son effritement et de son effondrement, c’est qu’elle n’arrive pas à se régénérer de l’intérieur. Elle ne crée pas les ressources de sa propre survie. Perfusée aux seuls aspects matériels, elle ne peut survivre sans sa dose de piqûre habituelle. Former les esprits et si possible les âmes, voilà sa prérogative essentielle, qui suppose qu’on la supplée, à travers la famille, la société. Il y a une quête de dignité perpétuelle dans l’acte de penser qui pourrait féconder les désirs légitimes d’émancipation, d’indépendance. Comme toutes les mécaniques puissantes et indépendantes, la capacité à faire soi-même sa vidange, est la condition première de la longévité. Les écoles du penser entrent dans ce sillage. Elles sont le carrefour de la démocratie, au sens de la chose commune et des singularités qui la composent.
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