Enquête – Stations-service à proximité d’habitations, cibles des manifestants : Cocktail explosif

Par Ousmane SOW et Bocar Sakho – Dans un déchaînement de violence, de nombreuses stations-service ont été prises pour cible pendant les manifestations de mars 2021 et juin 2023 à Dakar et dans les régions. Elles ont été pillées puis incendiées, comme s’il s’agissait de tentations suicidaires. Jusqu’ici, le pire a été évité, mais de vraies questions demeurent : les manifestants réalisent-ils le danger qu’ils encourent avec ces stocks d’or noir enfouis dans des cuves souterraines ? Les casseurs en sont-ils conscients ou ils ne mesurent plus les conséquences de leurs actes ? Pour les gérants et les habitants qui côtoient ces stations-service, le danger est permanent. C’est une situation explosive. Il faut y ajouter que les normes d’érection de ces établissements classés, contigus aux lieux d’habitation, ne sont pas toujours respectées.
Chassée par une fine pluie, une petite foule court pour s’abriter sous le «parapluie» de la station Shell de Texaco, encerclée d’un ruban blanc-rouge attaché au niveau des différentes pompes à l’arrêt. Saccagée par une bande de manifestants et de pilleurs le 1er juin dernier, elle n’est plus fonctionnelle. Ce jour-là, des émeutiers ont attaqué, dans une éruption de violence inouïe, la boutique et cassé les vitres. Ces dernières années, ils sont parvenus à faire ce que personne n’avait osé : brûler des dépôts inflammables.
Aujourd’hui, les automobilistes sont obligés de se rabattre sur la station située de l’autre côté de la route d’Icotaf totalement abîmée. Elle a échappé à la colère des manifestants qui s’étaient aussi acharnés sur celle de Bountou Pikine, plongé dans une ambiance indescriptible. Les cris des «coxeurs», qui hèlent les «clients», se mêlent aux voix des vendeurs, préenregistrées dans des microphones, qui ne s’éteignent qu’à l’heure du crépuscule. Cette pollution sonore s’ajoute à la détérioration de la qualité de l’air dans cet endroit où se croisent des gens de tous acabits.
A Texaco, Bountou Pikine ou ailleurs, le décorum ne change pas : les «car-rapide», «Ndiaga Ndiaye», «clandos» sont mal garés, des passagers suffoquent à cause de l’étroitesse des véhicules toujours bondés. Ils crachent leur fumée noire inhalée par une armée de ménagères, de vendeurs. Et de passants. C’est la même photographie visuelle et aussi sonore partout à Dakar. Comme si de rien n’était, les gens ont intégré cette réalité dans leurs habitudes.
Au volant d’une Citroën blanche, Mactar, barbe fournie sur un visage mince, doit contourner un véhicule abandonné sur la chaussée, traverser une petite aire fangeuse, remplie par les petites averses d’hier, pour s’approvisionner en carburant. «10 mille F», dit-il au pompiste de l’unique station fonctionnelle à Bountou Pikine. Il se frotte les mains, mais il sait que toutes les «essenceries» sont en sursis avec la radicalisation des méthodes de contestation. «A chaque manif’, je suis stressé par les risques d’explosion. Depuis juin, je suis aussi au chômage», se lamente un pompiste, taille longiligne. Figé dans l’incertitude et peut-être sur les vestiges d’une structure qui brassait des millions par jour. Car les travaux de reconstruction tardent à démarrer.
Le soleil est accablant ce jeudi 7 juillet… Au niveau des stations d’essence de Castors, Dieupeul, Liberté 6 et Khar Yallah, des voix se lèvent et soulèvent les craintes d’en voir une exploser à cause de l’imprudence de certains manifestants. A plusieurs reprises, le baril a été déversé, les allumettes sont sorties, mais l’étincelle n’a jamais pris. Jusqu’à quand ? C’est une image qui montre que le pays a frôlé le pire aux mois de mars 2021 et juin 2023. Bien sûr, il est toujours choquant de voir des gens franchir la ligne rouge ou commettre des monstruosités sur la base de croyances politiques.
Lors de cette manifestation, des hommes, furax, se sont attaqués aux stations-service. Alors que des milliers de litres de liquide inflammable sont stockés dans des cuves souterraines. Même si les règles de sécurité ont été renforcées ces derniers mois pour prévenir ces risques.
Inconscience ou ignorance ?
Il est douteux qu’ils mesurent cela, car ces épisodes de violence sont angoissants. En tout cas, les casseurs ne réalisent pas ou ne comprennent pas le danger que constituent ces stocks, ces sites de produits hautement inflammables érigés au cœur des habitations. «Dans les stations d’essence, il y a des cuves de capacité minimale de 10 mille litres, que ce soit gazole ou Super, en stock. Et les gosses qui viennent n’hésitent pas à saccager les pompes et mettre le feu. Et c’est sûr que le jour où une station va prendre feu, ce sera toute une zone qui sera dévastée, et les dégâts seront énormes», prévient une gérante à la station Total de Castor, qui a souhaité que son nom ne figure pas dans l’article. Evidemment, il y a quantité d’adjectifs pour décrire ces émeutes, mais les dernières attaques ont saisi d’effroi tout le monde. «Au Sénégal, les stations sont très proches des habitations, et si toutefois une station prend feu, on ne le souhaite pas, mais ce jour-là, il y aura beaucoup de morts. Donc, on court un énorme risque», ajoute la gérante.
Non-respect de la réglementation
Agée d’une trentaine d’années, silhouette dense, elle insiste sur les risques que représente cette proximité entre les «essenceries», les habitations et les lieux de commerce. Elle sensibilise les jeunes sur les menaces d’explosion. «Il faut que les parents puissent sensibiliser leurs enfants : quand il y a des manifestations, il faut éviter d’entrer dans les stations, de saccager, encore moins de mettre le feu. On ne peut pas prendre beaucoup de mesures de précaution au niveau des cuves. Ce qu’on peut faire, c’est protéger les pompes», raconte-t-elle, regard dirigé vers les pompes habillées en rouge. Une nouvelle stratégie adoptée par beaucoup de stations pour limiter les dégâts. De l’autre coté, à quelques mètres, un pompiste, qui a requis l’anonymat, sert de l’essence. Ici également, c’est la station Total de Castors. «La station, ce sont des stocks d’or noir. Si ça brûle, ça peut prendre tout un quartier. Même l’individu qui aura mis le feu ne sera pas épargné», confie-t-il. Il invite les manifestants à plus de retenue, à épargner au moins les endroits dangereux.
Sur la route qui mène à Dieupeul, à quelques mètres de ces deux stations Total, une file de véhicules longe la chaussée, chassant les piétons et les passagers loin de leur pré-carré. Gassama, 50 balais au compteur, assis devant sa maison, observe tranquillement la circulation en cette matinée ensoleillée du 7 juillet. Interrogé, il lance : «Les stations n’ont rien à voir avec les manifestations. Ce sont des mouvements de colère. Et ce sont les gens qui saccagent les stations qui achètent de l’essence.»
Relativement aux incendies et risques d’explosion, il se demande si les gens qui le font, sont conscients de la gravité de leurs actes. «Quand les gens marchent, ils ne choisissent pas leurs cibles. C’est malheureux ! On est exposés à tout moment. Quand il y a le feu et l’essence, c’est dangereux», se désole-t-il. Le quinquagénaire trouve qu’il s’agit des masses incontrôlées qui saccagent des bus, des boutiques et stations d’essence. «Il faut innover, c’est la seule façon d’empêcher les gens de saccager des stations d’essence, parce que c’est un danger que l’on ne peut pas mesurer», justifie M. Gassama, fustigeant le comportement de certains leaders politiques et des manifestants.
Risques
Située à Khar Yallah, sur la route du Front de Terre, où la densité de la circulation ne s’estompe presque jamais, cette station-service ne désemplit pas. Quatre véhicules sont stationnés pour remplir leur réservoir. A côté, un jeune homme en uniforme rouge descend d’un camion-citerne. Massèye Mbengue, chauffeur d’une entreprise de la place, prend du carburant. Lunette de soleil bien vissée, il assure : «Nous avons l’habitude de prendre du carburant ici. Mais vraiment cette station-là est prise pour cible à chaque manifestation. Tu vois ces pompes-là, elles ont été montées il y a juste deux semaines», raconte-t-il. Tout en affirmant que les habitants font face à des périls à chaque fois que les stations-service sont attaquées. Très disponible, il fait part de son étonnement. «On ne sait plus dans quel Sénégal nous sommes ! Tu te réveilles le matin, tu quittes ta maison, mais pas avec l’esprit tranquille.
S’ils n’arrêtent pas de s’attaquer aux stations, un jour, ils vont attaquer une station qui va exploser avec tout le quartier», souligne Massèye Mbengue, qui dit être le responsable du parking de véhicules de l’entreprise où il travaille. Sur indication de M. Mbengue, l’on retrouve Mamadou Sy, responsable technique de la station Total de Khar Yallah. Il se rappelle des dernières manifestations «violentes» de juin 2023 et «invite» les jeunes à être plus prudents.
Il espère qu’elles ne se reproduiront plus au Sénégal. Pour lui, les risques sont gros alors que les normes sécuritaires ne sont pas rigoureusement respectées. «Normalement», à côté d’une station-service, sur un rayon de 100 mètres, il ne devrait pas y avoir d’habitations. Evidemment, ce n’est pas appliqué. «Mais on est au Sénégal, en Afrique. Seulement, c’est dangereux de brûler une station, c’est extrêmement grave et risqué», commente Mamadou Sy.
En face de la station Total, Aliou Seck, âgé d’une quarantaine d’années, tient une grande boutique de réfrigérateur. Ce commerçant souhaite que les autorités étatiques prennent des mesures draconiennes pour limiter ces actes de vandalisme, mais aussi qu’elles prennent les dispositions nécessaires pour protéger les populations et leurs biens, à défaut, il y aura nécessairement des affrontements. Il a raccroché son téléphone puis a commencé à se déchaîner sur les manifestants.
«Il faut savoir se contrôler. Ce qu’on appelle petites causes, grands effets : tu fais des conneries qui peuvent faire disparaître tout un quartier. Il y a un danger réel», déplore Aliou Seck, estimant qu’au-delà de la sécurité-même, il faut préserver les emplois. Selon lui, le pillage et les attaques des stations-service ne sont rien d’autre que du grand banditisme. «Ça m’énerve ! Déjà, c’est de l’égoïsme le fait de venir détruire les emplois d’autrui alors que toi, le lendemain, tu portes ta tenue pour aller au travail pendant que tu envoies des gens au chômage. C’est de l’ingratitude et une pire c… que personne ne peut justifier», souligne-t-il, regard pointé vers la station, qui ne cesse d’accueillir les automobilistes. Un nouveau jour s’est-il levé ?
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