Depuis plus de 65 ans d’existence, le Sénégal se voit accusé pour la première fois de cacher la réalité de sa dette publique. L’accusation est grave. Elle remet en cause non seulement la crédibilité économique du pays, mais encore et surtout, elle met à nu la friabilité de l’administration publique, qui est soumise à une pression constante de forces diverses qui lui disputent la latitude de diriger le pays. L’histoire de la «dette cachée» a démontré à quel point le narratif populaire débridé a créé une confusion spectaculaire dans le pays.
Conséquence, le citoyen s’est retrouvé brutalement devant plusieurs chiffres qu’il comprenait peu ou prou : 74%, 111%, 118%, 18 558 milliards de F Cfa…
Pour mieux comprendre ce qui s’est passé avec la fameuse «dette cachée», il est important d’éviter l’usage politique du terme, et de revisiter les actes et évènements qu’elle a engendrés, et qui ont fini par plonger le Sénégal dans une récession économique inédite dont il aurait bien pu se passer.

Le rapport sur la situation des finances publiques du Sénégal de 2019 au 31 mars 2024 de la Cour des comptes a été publié et rendu public le 13 février 2025. La «dette cachée» a été révélée le 26 septembre 2024, lors de la conférence de presse de la présentation de l’état des lieux de la gouvernance du pays.

Date fatidique pour les Sénégalais qui, pour la plupart, entendaient ce terme dont ils ne connaissaient ni le sens ni les conséquences sur leur vie. Techniquement, la «dette cachée» désigne des engagements financiers non déclarés ou mal comptabilisés dans les statistiques officielles de la dette publique. Elle résulte d’une pratique technique qui ne renvoie pas nécessairement à une qualification pénale. Cette précision est importante parce que, dans les faits, ni les règles de l’Uemoa ni celles du Fmi n’obligent, actuellement, leurs Etats membres à inclure les passifs non comptabilisés (dettes parapubliques, garanties non appelées, arriérés hors bilan, contrats sans provision budgétaire) dans le calcul officiel de la dette publique. Ces éléments sont suivis comme risques contingents ou engagements conditionnels, mais ils ne sont pas intégrés dans le stock de dette servant au calcul du ratio dette/Pib officiel. Le Guide pour les statisticiens et les utilisateurs sur les statistiques de la dette extérieure du Fmi et de la Bm contient les principales références internationales pour la collecte, la présentation et l’analyse des données sur l’endettement extérieur des pays. Ils établissent un cadre méthodologique harmonisé et cohérent, utilisé par les gouvernements, les institutions financières et les chercheurs pour assurer la comparabilité des statistiques entre pays.

De même, la Directive Tofe (10/2009/CM/Uemoa) fixe les principes généraux relatifs à l’élaboration et à la présentation commune des statistiques sur les opérations financières des Etats membres de l’Uemoa. Ces principes sont basés sur les normes internationales en matière de statistiques des finances publiques.

Donc pour l’Uemoa, la dette publique correspond à la dette de l’administration centrale (Etat), parfois élargie aux administrations publiques. La formule sert à calculer le seuil de convergence des Etats membres (70% du Pib). Les passifs non comptabilisés sont signalés dans les rapports de la Bceao ou de la Commission Uemoa comme risques budgétaires, mais ils ne sont pas obligatoirement intégrés dans le ratio officiel. Le Fmi calcule la dette publique sur la base de la dette explicite de l’administration centrale et la dette garantie par l’Etat si elle est effectivement appelée ; le Fmi n’intègre pas les éléments exclus de la base de calcul dans le stock officiel, mais il les analyse séparément dans les stress tests et annexes de risque parce qu’ils peuvent menacer la soutenabilité de la dette. La Cour des comptes et le cabinet Forvis Mazars incluent les passifs «cachés» pour élargir la base de calcul de la dette publique.
Pour ce qui est du Sénégal, la pratique de la «dette cachée» est une nouveauté, et les recherches montrent qu’il n’est pas courant pour les pays, au niveau mondial comme en Afrique, d’inclure systématiquement les passifs du secteur privé dans le stock officiel de la dette publique. Le Guide du Fmi/Banque mondiale (op. cit.) indique que les dettes privées ne sont comptabilisées dans la dette publique que lorsque l’Etat les garantit explicitement, ou lorsqu’il assume des engagements à travers des renflouements bancaires ou des Partenariats public-privé (Ppp). Dans ces cas, les passifs deviennent des passifs éventuels ou des passifs réalisés, susceptibles d’être intégrés dans le stock de dette si les garanties sont activées. ​

En Afrique, plusieurs pays ont rencontré des situations où la frontière entre dette publique et engagements privés est floue, surtout avec les entreprises publiques et les Ppp. Selon une étude de la Cabri (Collaborative Africa Budget Reform Initiative), environ 87% des pays ouest-africains reconnaissent que les passifs conditionnels du secteur privé peuvent accroître les risques budgétaires, mais les données officielles publiées par les Etats africains et les institutions internationales n’intègrent généralement pas les passifs du secteur privé dans le stock de la dette publique, sauf en cas de garantie souveraine ou de sauvetage financier.

Ainsi, retarder la comptabilisation d’une dette afin de réduire le niveau d’endettement déclaré et d’améliorer les conditions d’emprunt est une décision comptable reconnue, plutôt qu’un acte délictuel délibéré. Elle vise essentiellement à réduire artificiellement le ratio dette/Pib ou le ratio dette/fonds propres afin d’améliorer les notations de crédit ou de répondre aux critères d’emprunt des prêteurs ou des institutions internationales.
Une revue historique montre que depuis 2012, la Cour des comptes n’a pas toujours inclus les passifs non comptabilisés (dettes parapubliques, garanties, arriérés, engagements hors bilan) dans le calcul de la dette publique. Les rapports de la Cour des comptes du Sénégal se concentraient sur la dette explicite de l’Etat central, en cohérence avec les normes de l’Uemoa et du Fmi. Les passifs hors bilan étaient signalés dans des observations ou annexes, mais non intégrés dans le stock officiel de dette. De 2019 à 2023, la Cour a commencé à relever des écarts entre la dette officielle et les engagements réels dans ses rapports intermédiaires et provisionnels. Les passifs non comptabilisés étaient mentionnés comme un risque, mais pas encore chiffrés de façon exhaustive.
C’est seulement dans le rapport définitif sur la période 2019-31 mars 2024 (publié le 13 février 2025) que la Cour a élargi le périmètre et intégré les passifs non comptabilisés (engagements hors bilan, contrats sans provision budgétaire, arriérés de paiement, subventions non retracées, dettes parapubliques et garanties d’Etat) dans son calcul de la dette publique. Cette pratique inédite a révélé le montant de 18 558 milliards de F Cfa (7 milliards Usd) de «dette cachée». Une première !

Et pourtant, dans la section Démarche méthodologique dudit rapport, page 8, la Cour des comptes précise ce qui suit : «Le rapport produit par le gouvernement (Igf) résulte d’une compilation de données (provenant de plusieurs sources) … Le champ institutionnel de l’exercice est circonscrit à l’Administration centrale, ce qui veut dire que le périmètre n’intègre pas les collectivités territoriales et le secteur parapublic. Néanmoins, les transferts reçus par ces entités de l’Etat central et les risques budgétaires et financiers induits dans le cadre de leur gestion et qui impactent les finances publiques, sont retracés dans le présent rapport.»

lI faut rappeler que le Sénégal est engagé avec le Fmi, entre autres, dans un programme économique et financier triennal (2023-2026), la Fec, qui mobilise environ 1150 milliards de F Cfa. Ce programme est conçu pour éviter une crise de la dette et maintenir la confiance des investisseurs. Le financement de ce programme passe par des prêts concessionnels avec des taux d’intérêt très faibles et des échéances longues. Le programme dure généralement 3 à 5 ans, avec possibilité d’extension.

La Fec est couplée au Mécanisme élargi de crédit (Mec) et à une Facilité pour la résilience et la durabilité (Frd). Un montant total mobilisé est d’environ 900 milliards Cfa pour la Fec et le Mec, et plus de 324 millions Usd pour la Frd. En 2025, certains décaissements ont été suspendus temporairement suite aux écarts constatés entre les données budgétaires officielles et les audits de la Cour des comptes.

Ce constat induit un questionnement inexorable. Pendant longtemps, le Sénégal a été considéré comme un bon élève du Fmi. Bonne ou mauvaise, cette réputation a permis au pays d’utiliser cette onction pour fiancer ses ambitions et objectifs de développement depuis l’ère du programme d’ajustement structurel. L’essor du patrimoine infrastructurel du pays a bénéficié largement de ce partenariat qui aurait, sans doute, continué n’eût été la rupture brusque dans la méthode de calculer la dette publique.

Alors, qu’est-ce qui a changé au point de risquer le préjudice de perdre, ne serait-ce que momentanément, le financement du Fmi, le rabaissement de la notation souveraine du Sénégal, le tarissement de ses sources de financement, l’inévitable embarras de se voir pointé du doigt comme un maraudeur qui cache sa rapine ? Plus synthétiquement, pourquoi est-ce que la Cour des comptes a utilisé la formule élargie de calcul de la dette alors que le rapport de l’Igf -non encore rendu public- a clairement indiqué que «le périmètre n’intègre pas les collectivités territoriales et le secteur parapublic» ? La réponse à ces questions évacuera sans doute la stupéfaction qui plane dans tous les esprits.
En attendant cet exercice de transparence urgent, l’Etat devrait décider s’il veut continuer sur la trajectoire qui semble lui être imposée par les aléas de l’alternance politique ou retourner à la formule presque universelle de calcul de la dette publique. Et retrouver, peut-être, sa place de bon élève et ses sources de financement traditionnelles.
Falilou DIOUF
Auditeur Conseil