A partir d’un effet d’annonce, les Sénégalais semblent avoir perdu le nord au point d’imaginer qu’ils s’enrichiront avec des sources pétrolifères aux volumes non encore cernés et dont l’exploitation, si on y prend garde, pourrait nous faire déchanter. Depuis trois ans, certains de nos compatriotes dansent et s’embaument au clapotis du pétrole et aux effluves du gaz, oubliant que l’économie du Sénégal a été fondamentalement bâtie avec l’agriculture. L’exploitation prochaine du pétrole et du gaz ne devrait pas nous induire à une erreur de choix sur le profil économique de notre pays.
Nombre de pays paient aujourd’hui cette erreur de choix qui les a incités à négliger le développement de l’agriculture, espérant que les recettes obtenues de la vente du pétrole et du gaz suffiraient à nourrir leur Peuple et leur garantir des investissements à hauteur des besoins sociaux qui se multiplient à une fréquence insoutenable. Il importe donc de tirer les enseignements de cette déconvenue plutôt que de surfer sur un nuage.
Le Sénégal gagnerait à privilégier l’élaboration d’une politique agricole fondée sur une recherche agronomique bien dotée tant en ressources humaines qualifiées qu’en ressources financières ; une recherche dont la valorisation des résultats sera du ressort de structures d’encadrement, de vulgarisation et de promotion humaine, toutes choses qui permettent d’élever les capacités techniques des exploitants agricoles. En posant un regard rétrospectif sur l’évolution de notre agriculture, on peut soutenir que les bases en ont été jetées de longue date et qu’il suffit de les restaurer pour que, de la vallée du fleuve Sénégal à la Casamance, en passant par le Sine-Saloum et le Sénégal oriental, le pays tout entier puisse valoriser ses terres arables, intensifier, diversifier ses cultures, récolter abondamment et développer, plus que par le passé, une industrie agro-alimentaire créatrice de plus-value.
Le choix d’un processus de développement agricole bien conçu et méthodiquement mis en œuvre relèverait d’une volonté politique bien articulée à la planification pour établir les priorités de l’action publique. Sous ce rapport, il nous parait juste de rendre hommage au Dr Papa Abdoulaye Seck pour les services éminents qu’il a accomplis au ministère de l’Agri­culture. En dépit des contraintes liées à la définition et à l’orientation parfois imprécises du cadrage macro-économique, le Dr Seck a déployé, en bon chercheur pragmatique, un savoir-faire incontestable pour relancer l’agriculture sénégalaise. Il reste donc, à partir de cette détermination, à retracer les sillons d’une agriculture performante sur des espaces bien aménagés, avec des hommes et des femmes qui auront obtenu tous leurs droits en termes de propriété foncière, de formation, d’organisation, d’équipement et de valorisation économique à travers de bons dispositifs de commercialisation et de transformation des produits agricoles.

Du tact et de l’audace pour transcender la problématique du foncier
La propriété foncière est bien entendu le premier facteur dont la maîtrise appelle, aussi bien de l’autorité publique que des populations, un sens élevé des règles sociologiques et des besoins vitaux. Cela est d’autant plus impératif qu’il est nécessaire de lever les tabous et réimprimer intelligemment, dans le monde rural, le sceau communautaire et solidaire qui tend à disparaitre au gré de certaines mutations qui engendrent le paupérisme. En réalité, malgré la croissance démographique qui fait appréhender un déficit dans la disponibilité des terres, l’agriculture dispose encore d’espaces. La Question qui nous préoccupe, c’est moins la disponibilité des terres que leur juste affectation sur la base d’une combinaison intelligente du droit canon et du droit coutumier. C’est à cela que s’était employé le Président Léopold Sédar Senghor au moyen de la loi 64-46 de juin 1964. Sans doute, d’aucuns l’ont perçue comme une tentative de ménager le chou et la chèvre, mais il faut tout de même reconnaitre à cette loi le mérite d’avoir instauré une dynamique de copropriété et de coexistence qui aura permis aux ruraux, cultivateurs et éleveurs, de tirer profit de la terre sans craindre d’être spoliés, même si par ailleurs, l’Etat y a mis un bémol en s’arrogeant le droit d’expropriation pour cause d’utilité publique. Ils avaient la possibilité d’exploiter les aires de culture et de pâturage dans le Walo et le Diéri. Malheureusement, ce compromis dynamique a été rompu car, à force de réformes et réformettes, la loi 64-46 a perdu sa quintessence ; un état de fait voulu et orchestré par de fins manœuvriers, affairistes sans scrupules qui ont instauré un système de spoliation teinté d’un semblant de légalité avec la complicité de certains élus et fonctionnaires véreux. De la loi 64-46 à la commission nationale de réforme foncière dont on attend les recommandations, en passant par la loi 72-25 qui avait créé les Communautés rurales dont l’organe délibérant, le Conseil rural, avait en charge la question domaniale sous le contrôle du sous-préfet et du préfet, la loi d’orientation agropastorale, on constate que le Sénégal cherche toujours sa voie pour transcender sans faiblesse et injustice l’épineuse question de la propriété foncière.
Les conséquences de l’indécision de l’Etat sont ressenties à plusieurs niveaux et compromettent sensiblement les opportunités de développement agricole et rural. Les ouvrages hydro-agricoles tels le barrage de retenue à Diama dans le delta du fleuve Sénégal, ceux de la Kayanga et de Niandouba pour le bassin de l’Anambé en Haute Casamance, ne sont pas encore utilisés de façon optimale. Dans la région naturelle du fleuve Sénégal comme en Haute Casamance, il existe des terres dont la mise en valeur agricole et agro-forestière se situe à un faible niveau. En 1993, le Président Abdou Diouf en campagne électorale dans la vallée, avait déclaré qu’il transformerait ce terroir à l’image de la Californie. Hélas ! Son intention est restée à l’état de promesse électorale. Les superficies qui sont aménagées pour la riziculture accusent des coûts d’exploitation élevés et des dysfonctionnements répétitifs dans la chaine de transformation et de commercialisation des récoltes.
L’imprécision de la tenure foncière est un obstacle de taille qu’il faut lever avec tact et audace pour mettre en œuvre un plan de développement agricole. La modernisation du secteur ne consiste pas seulement à mettre des équipements motorisés à la disposition des exploitants ; elle stipule avant tout une réforme des structures d’exploitation pour permettre une utilisation optimale de l’ensemble des matériels. Le remembrement foncier est, entre autres, une opération à encourager. Corrélativement, il sied de corriger la très forte carence minérale des sols pour élever la productivité agricole.
La fertilisation au moyen des engrais chimiques est l’une des techniques les plus efficaces ; cela est reconnu aussi bien par les exploitants que les services de la recherche et du développement, qui s’accordent tous sur la nécessité des fumures fortes pour assurer aux sols des bilans minéraux positifs. Il reste établi que la fertilisation organique est d’un appoint non négligeable mais au vu du niveau de pauvreté des sols sénégalais, on ne saurait se suffire de cet apport pour les régénérer. Il est bon d’ailleurs de rappeler que tous les records de production céréalière et arachidière, de 1960 à 1980, ont été obtenus grâce à la fertilisation minérale, avec une livraison minimale de 120 000 tonnes/an d’engrais, toutes formules confondues. Il s’agit aujourd’hui de faire plus et mieux dans le cadre d’une bonne planification des campagnes agricoles. Pas moins de 250 000 à 300 000 tonnes d’engrais sont nécessaires pour améliorer la productivité agricole. Il s’y ajoute les besoins semenciers qui doivent être couverts avec des cultivars dont l’amélioration et la multiplication soutenues par la recherche agronomique et les services d’encadrement agricole et rural préserveront les exploitants des aléas climatiques. La synergie de l’ensemble des services agricoles sera un atout de taille pour redynamiser l’agriculture, donner de bonnes dispositions techniques aux exploitants, pour leur permettre de s’adapter car, comme le recommandent les experts : à défaut de pouvoir agir sur le temps, les agriculteurs doivent agir en fonction du temps. Dans cette optique, il s’avère impératif de renforcer les moyens de la direction de la protection des végétaux, pour favoriser une intervention énergique et anticipée contre les déprédateurs des cultures.
Il faut admettre que l’agriculture est le moteur du développement rural en particulier, et du développement économique en général. Il n’est pas de bon augure de considérer que l’essor économique du Sénégal dépendra du pétrole et du gaz. Soyons lucides pour bien comprendre que les recettes escomptées de la vente des hydrocarbures ne nous préserveront pas de la faim. Restons donc de bons laboureurs pour semer et moissonner d’énormes quantités de vivres, dont les stocks vaudront mieux que d’immenses dépôts pétroliers.
Mbagnick DIOP
Journaliste indépendant
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