Entretien avec… Dr Latyr Tine, chercheur en paix et sécurité à Gorée Institute : «Il faut un mandat des Nations unies pour intervenir au Niger»
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Par Bocar SAKHO – La machine militaire a été mise en branle par la Cedeao, déterminée à rétablir le Président Bazoum dans ses fonctions au Niger. Chercheur en paix et sécurité à Gorée Institute, Dr Latyr Tine fait l’historique de cette Force en attente, ses missions. Dans cet entretien, il évalue la stratégie d’intervention militaire qui est loin d’être simple.Après le coup d’Etat au Niger il y a quelques jours, des chefs d’Etat de la Cedeao demandent l’activation de la Force en attente de la Cedeao (Fac). Comment est-ce qu’on peut définir la Force en attente de la Cedeao ? C’est quoi exactement ?
C’est une force qui a été créée en 1990 pour intervenir au Liberia. Sur la base de la Brigade d’intervention de surveillance du cessez-le feu de la Cedeao, qui s’appelait «Ecomog», elle est intervenue à plusieurs reprises. Elle a eu aussi à intervenir en Sierra-Leone, en Guinée (Bissau) et en Côte d’Ivoire. Le plus récemment au Mali en 2013, et en Gambie en 2017. Depuis 2004, c’est une force qui a été nommée force en attente de la Cedeao.
En réalité, ce n’est pas une force qui existe. Elle est composée de différentes forces militaires des pays membres de la Cedeao. Donc, l’objectif était d’avoir une force composée de 6 mille 500 hommes voire plus, qui soient prêts à être déployés en cas de conflit dans la sous-région.
Et actuellement, elle a un effectif d’environ deux mille hommes. Ce qui veut dire que l’objectif qui a été fixé à la création n’est pas atteint. Elle a été déployée au Mali pour appuyer l’opération Serval de la France, afin d’arrêter l’avancée des djihadistes vers Bamako. En 2017 aussi, la force a été déployée en Gambie et avait obligé Yahya Jammeh à quitter le pouvoir. Donc, c’est un peu l’historique de cette force. Maintenant, on peut dire que c’est la première fois que cette force est confrontée à intervenir dans le cas d’un coup d’Etat. Au début, l’objectif était de maintenir la paix et la stabilité entre les pays de la sous-région.
Aujourd’hui, l’objectif a changé parce que depuis 2004, on l’a appelée Force en attente. Donc, on a intégré des policiers, des gendarmes et des civils, en plus de la force militaire qui existait. Et ce qui a un peu changé aussi, au-delà, c’est le fait de surveiller les opérations de maintien de paix et humanitaires, et de construire la paix dans des zones de conflit. Et aujourd’hui, la force peut être déployée, mais le déploiement n’est pas automatique dans la mesure où chaque pays mobilise une force composée d’un certain nombre de ses soldats.
Aujourd’hui, est-ce que cette force a une base légale pour intervenir ?
J’entends beaucoup dire que cette force n’a pas une base légale. Mais, elle a effectivement une base légale. Si on fait référence au Protocole de 99, il est dit que la Cedeao s’est enrichie avec l’adoption d’un Protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, et conformément dans son chapitre 5 et son article 25 alinéa 1, il est dit aussi que cette force peut être utilisée en cas de renversement d’un gouvernement démocratiquement élu. Et contrairement à ce qu’on entend, il y en a. Mais maintenant, ce qui reste à dire, c’est la légitimité derrière cette force-là.
Jusqu’ici, c’est la première fois qu’elle doit être utilisée pour rétablir l’ordre constitutionnel ?
Absolument ! Et c’est ça le véritable défi. Si partout où la Cedeao a eu à intervenir dans le cadre de cette force-là, elle n’a pas été confrontée aux défis auxquels cette force fait face aujourd’hui. Il y a trois pays qui ne sont pas en faveur de cette intervention. Je peux citer les Etats qui sont dirigés par les putschistes, à savoir le Mali, le Burkina Faso et la Guinée Conakry.
Aujourd’hui, il n’y a jamais eu autant de divisions dans la Cedeao pour une intervention militaire. Donc, ce qui remet en question déjà la légitimité de cette intervention militaire. La deuxième chose, la force militaire doit être déployée dans un pays pour rétablir l’ordre constitutionnel. Et il y a le problème des moyens de la Cedeao. L’intervention que la Cedeao a eu à faire dans le passé, a été soutenue financièrement par des organisations extérieures.
Aujourd’hui, ils disent que ce sera sur la base des cotisations des Etats membres qu’ils vont intervenir. Mais, il faut comprendre une chose : ils veulent intervenir pour rétablir l’ordre constitutionnel et ramener le Président Bazoum au pouvoir. S’ils le font aujourd’hui, ils vont lutter contre l’Armée nigérienne. L’autre problème ? Il faut rester au Niger pour surveiller ce qui a été fait. Pour combien de temps ? On ne sait pas. Et si la Cedeao déploie une force et peut-être, au début, on peut dire que chaque pays peut prendre en charge ses propres hommes. Mais, au fur et à mesure que la force n’est plus en mesure de détenir cette capacité, il va falloir faire appel à l’aide extérieure, à savoir la France, l’Union européenne, les Etats-Unis. Et ça va encore faire revenir une idée selon laquelle il y a déjà une force étrangère qui est derrière la force de la Cedeao pour intervenir au Niger. Donc, tout ça lève des équivoques, des questions auxquelles il va falloir que la Cedeao réfléchisse pour établir une stratégie au Niger.
Et si on doit récupérer le Président Bazoum, qui est séquestré à l’intérieur du Palais du Niger qui se trouve dans un camp militaire, il va falloir maintenant traverser le camp militaire, neutraliser toutes les forces et la Garde présidentielle. Et peut-être au péril même de sa vie. Ce sont des risques qui sont là. Je pense que l’option diplomatique, la négociation, la médiation restent jusqu’à maintenant la meilleure option pour faire libérer le Président Bazoum et rétablir l’ordre constitutionnel au Niger.
Par rapport au commandement et des hommes à fournir, est-ce que c’est par rapport au poids des Etats membres. Par exemple, il y a le Nigeria, qui est la locomotive, le Sénégal et la Côte d’Ivoire, ou bien la participation sera volontaire ?
L’Etat-major de la force de la Cedeao se trouve aujourd’hui à Abuja au Nigeria. Et actuellement, pour faire cette opération, le Nigeria est le pays qui va prendre un peu les devants pour déployer ses forces. Et Alassane Ouattara a dit qu’il va envoyer entre 850 et 1100 hommes pour le compte de la Côte d’Ivoire. Et puis la ministre des Affaires étrangères avait rappelé que le Sénégal sera certainement le pays qui va contribuer le plus en matière de déploiement des forces militaires. Mais, aujourd’hui, le Sénat nigérian n’est pas favorable au déploiement des forces militaires au Niger. Je rappelle aussi que le Nigeria partage la frontière avec le Niger et il y a des communautés qui vivent de part et d’autre de ces pays-là.
Ce qui veut dire que le Sénat du Nigeria n’est pas d’accord à 93% pour une intervention militaire au Niger. Et je ne pense pas que si le Nigeria ne le fait pas, que les autres pays vont le faire.
Au-delà de ça, il faut maintenant le mandat du Conseil de sécurité des Nations unies pour intervenir. Pour dire que la Cedeao a un discours un peu va-t-en-guerre, mais il faut comprendre que l’intervention militaire n’est pas facile. Il va falloir maintenant un certain nombre d’étapes à franchir pour intervenir au Niger…
Si par exemple la force de la Cedeao arrive à rétablir l’ordre constitutionnel, à ramener le Président Bazoum au pouvoir, il va falloir maintenant qu’elle reste au Niger. Mas pendant combien de temps, on ne sait pas. Combien ça va coûter, on ne sait pas. Je rappelle que la force Barkhane coûtait à la France 1 milliard d’euros par an. Et je ne pense pas que la Cedeao ait les moyens de financer cette opération ne serait-ce que pendant une année. Je pense qu’au-delà même de la stratégie militaire, il va falloir penser à la stratégie de cette intervention, qui est quasiment impossible.
D’ailleurs, la preuve en est que normalement la Cedeao (Réunion des Cemga) devait avoir une réunion à Accra samedi dernier, elle a été reportée. Je pense que la Cedeao est en train de réfléchir encore une fois à la stratégie qu’elle va devoir mettre en œuvre pour intervenir au Niger. Donc, ce n’est pas aussi facile que ça. C’est la raison pour laquelle on peut dire que la Cedeao a proféré cette menace… Par ailleurs, il y aura une balance entre les pays dirigés par les putschistes et les pays dirigés par des gouvernements démocratiquement élus. Aujourd’hui, je pense que la Cedeao doit plutôt réfléchir à des mécanismes.
Le Cap-Vert n’est pas favorable à une intervention militaire. L’Algérie, qui reste une voisine très puissante du Niger, qui est aussi contre, plus les pays dirigés par les putschistes. Ce qui fait que finalement, en dépit du soutien des Etats-Unis ou de l’Union européenne, ça devient compliqué de matérialiser l’option militaire ?
Je pense qu’aujourd’hui si la Cedeao déploie des forces, il y a les trois ténors qui sont un peu en avant de l’intervention militaire, le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Nigeria. Les autres pays le suivent, mais je ne pense pas qu’ils soient en mesure de déployer des forces pour intervenir au Niger. Si par exemple la Cedeao intervient et qu’elle n’a pas le soutien de la Mauritanie, de la Guinée Conakry et du Tchad ? Le Sénégal est un peu coupé du Niger, l’opérationnalité pose problème. Où est-ce que le Sénégal doit passer ? Même si le Sénégal passe par la Mauritanie, il va falloir passer par le Mali, et ce n’est pas possible. L’opérationnalité de l’intervention militaire du Sénégal déjà pose problème. Donc, ce sont des problèmes qui se posent maintenant, il va falloir qu’on réfléchisse, selon moi, à la possibilité de recourir à l’option diplomatique qui, jusqu’à présent, n’a peut-être pas donné ses fruits. Mais, elle reste toujours la meilleure option pour faire revenir l’ordre constitutionnel au Niger. Il ne faut pas perdre de vue que ce sont 10 ans de terrorisme dans le Sahel.
bsakho@lequotidien.sn