Il a joué Molière, William Shakespeare, Marivaux et Berthold Brecht. Il développe «une grande attirance artistique» avec Tiago Rodrigues. Le meilleur comédien de France en 2021 est parti du Sénégal il y a plus de 20 ans pour «aller plus loin» dans son art. Aujourd’hui, adoubé par le monde artistique, il revient «apporter sa pierre à l’édifice». Une Ecole internationale des acteurs et actrices de Dakar (Eiad) qui sera inaugurée aujourd’hui à Dakar. Ainsi s’écrit le retour de cet enfant prodigue.L’Ecole internationale des acteurs et actrices de Dakar (Eiad) dont vous êtes l’initiateur, va être inaugurée aujourd’hui. Avec quel esprit l’avez-vous fondée ?

C’est un projet que je pense depuis très longtemps. J’ai commencé le théâtre dans les années 2000, avec les Kader Diarra (comédien), Mamadou Sellou Diallo et Gora Seck (enseignants à l’Ugb). Je voulais aller un peu plus loin, et donc je suis parti en France pour me former. Pendant toute cette période où je suis acteur, j’ai voulu monter une école, en pensant à mes camarades avec qui j’avais commencé le théâtre au Sénégal. C’est comme ça que depuis 3 ans, je travaille sur cette idée. Et c’est vraiment de penser un lieu pour le Sénégal mais aussi pour le continent africain, un lieu ancré dans nos cultures, dans la manière dont le continent doit s’emparer de ses propres histoires. C’est important pour moi de rendre cette dimension panafricaine avec quelque chose qui a à voir avec la solidarité. Parce que c’est notre force sur le continent de se donner de l’expérience, de faire venir du monde et de partager pour que le milieu professionnel sénégalais soit dans des standards internationaux.

Mettre en place cette école à un moment où on peut dire qu’il y a une forme de désaffection pour le théâtre, est-ce aussi une façon de le faire revivre ?
Absolument ! Il y a eu toute une période où le théâtre sénégalais était un peu plus dynamique. Malheureusement, on traverse une période un peu plus difficile. C’est vrai que c’est en essayant de réfléchir à ce que je pouvais faire que l’idée m’est venue de monter une école, une structure qui permettrait à une jeune génération de s’emparer de ces questions-là et de pouvoir, je l’espère, les années qui viennent, redynamiser le milieu du théâtre, imaginer des festivals. Après, on ne met pas vraiment de frontières entre le cinéma, l’audiovisuel ou le théâtre. L’idée, c’est que vraiment les acteurs puissent être aussi à l’aise sur des plateaux de théâtre que de cinéma, que lorsqu’ils rencontreront des metteurs en scène, des comédiens, des acteurs, en fonction des projets qu’on leur propose, qu’ils puissent être suffisamment à l’aise. J’ai une ambition aussi pour l’école qui forme actuellement à certains métiers qui accompagnent les acteurs, comme les agents, les directeurs de casting, les chargés de production, les réalisateurs. J’aimerais qu’on puisse faire travailler les costumes, la scénographie, la mise en scène, la dramaturgie, pour que vraiment tous les métiers puissent être représentés, et évidement la production, pour réfléchir aussi à des manières pour que les acteurs et les actrices puissent gagner leur vie et vivre de leur métier.

Vous voulez que tout l’écosystème soit présent dans cette école ?
Disons qu’au début, vu que je suis acteur, c’est mon métier de base, ma première ambition, c’était qu’il faut vraiment former les acteurs et les actrices, c’est important. Mais ensuite, je me suis dit, une fois qu’ils sont formés, il faut qu’ils travaillent. Donc il est important de s’ouvrir à d’autres métiers pour que toute une génération réfléchisse ensemble, pour que les productions puissent avoir lieu à la sortie de l’école, que des rencontres puissent se faire et que nous soyons une plateforme qui permette à ces gens de rencontrer des équipes et travailler. L’idée, c’est effectivement que tout l’écosystème puisse se mettre autour de la table dans ce lieu, pour construire une production, écrire des spectacles et surtout, penser à des œuvres très contemporaines, tournées vers le futur et décomplexées. C’est pour ça qu’il est important que les artistes puissent gagner leur vie. C’est ça qui leur permet d’avoir de l’imagination et de rêver à des histoires qui ne sont pas forcément notre quotidien, mais qui englobent l’imagination autour de l’art.

Un des défis du théâtre chez nous, c’est la langue. Nos comédiens sont plus à l’aise avec le wolof. Que faudrait-il faire, selon vous, à ce propos ?
C’est une question complexe à laquelle je n’ai pas de réponse, si ce n’est d’expérimenter des choses. Je pense que ce n’est pas forcément un frein, qu’il y a plein de possibilités. On voit qu’au cinéma, ce n’est pas un problème. Il y a des films qui se font dans plein de langues. Je ne pense pas que la langue soit une frontière. Par contre, c’est imaginer la chose pour que nos spectacles puissent tourner. Il y a des solutions comme je le dis aux jeunes qui travaillent avec moi : en tant que metteur en scène, je sais comment faire pour faire plusieurs langues et que ça circule dans le monde entier, par contre, c’est à vous de trouver des idées, de l’imagination.

Vous parlez d’audiovisuel, de cinéma et de théâtre. N’y a-t-il pas de cloison entre eux ?
J’ai l’impression qu’il n’y en a pas et qu’aujourd’hui, il est intéressant de ne mettre de cloison nulle part. Parce que qui dit cloison, dit enferment, dit qu’on n’a pas le droit de faire ça ou ça. Or, l’art est l’endroit où on peut déplacer les frontières, les repenser, les déconstruire. Dans notre art théâtral, il n’y a pas de cloison. Il y a parfois dans un spectacle de théâtre, de la musique, du chant, du ballet. Il y a donc plusieurs arts qui cohabitent dans un même spectacle. Dans notre monde hyper connecté, il y a tout un tas de choses qui sont possibles. La difficulté, le nerf de la guerre, ce sont les moyens financiers et techniques qui nous permettent d’imaginer des œuvres, des scénographies contemporaines où on peut faire se croiser plusieurs arts.

Mais est-ce qu’on peut quand même parler d’un théâtre africain ?
Je ne suis pas sûr. Je pense qu’il y a des esthétiques qui se ressemblent, qui nous font penser à tel pays ou tel continent. Après, chaque artiste peut avoir sa propre esthétique, et cela dépasse la question de l’origine, du continent. Un artiste qui est d’un coup intéressé à mélanger le théâtre et la danse par exemple, peut avoir sa patte, son style qui fait qu’on ne va pas parler de théâtre africain, mais du style de cet artiste particulièrement. Et je pense que l’enjeu, c’est aussi comment les jeunes artistes se révèlent et se créent leur propre identité.

Pour revenir au théâtre sénégalais, la perception, c’est que c’est un théâtre de comédie, qui fait rire. Est-ce qu’il faut réinventer ce théâtre-là aujourd’hui ?
Il faut se rendre compte de la chance qu’on a d’avoir notre identité théâtrale avec ce théâtre qui est très humoristique ou avec le théâtre-forum ou encore le conte, qui font partie de nous. Par contre, on a l’opportunité d’inventer de nouvelles formes théâtrales qu’on appellerait du théâtre contemporain, et c’est un monde qui est infini. Parce que chaque artiste peut se lever et commencer à travailler avec une équipe et créer quelque chose. Et c’est ça l’enjeu, c’est pour cela que j’insiste sur l’importance que l’Etat, le ministère nous aide dans ce travail. Parce qu’avec un peu de moyens, on peut payer les artistes qui sont là pour réfléchir et inventer des formes contemporaines. On a l’opportunité, dans les années qui viennent, d’imaginer le théâtre contemporain sénégalais et africain avec beaucoup d’exigences.

Est-ce que les autorités sénégalaises soutiennent ce projet ?
On a une convention avec la Ville de Dakar et il y a un intérêt du ministère sur le projet. J’espère que ça va se concrétiser par un accompagnement. On en a besoin. Le projet est pour les artistes sénégalais. Nos intervenants sont pour la plupart des Sénégalais et des Sénégalaises. Donc oui, je souhaite profondément que le gouvernement nous accompagne.

Mais vous démarrez avec des soutiens de la France. Est-ce que ce n’est pas un problème d’être toujours formé avec l’argent de la France ?
C’est sûr que depuis trois ans, j’ai essayé de rencontrer tous ceux qui pouvaient accompagner financièrement le projet au Sénégal. Et je dois dire tristement que les seules personnes qui ont été intéressées et qui ont vu la nécessité de ce projet, c’est passé par l’Institut français, c’est sûr. C’est pour cela que la convention avec la Ville de Dakar a été une étape très importante pour moi. Je trouve extrêmement important que le Sénégal puisse investir dans la culture, dans la jeunesse. Et j’espère vraiment que le Sénégal va rentrer dans l’aventure et devenir un partenaire important, afin qu’on puisse bâtir cette nouvelle génération d’artistes.

L’école est installée dans la maison du sculpteur Ousmane Sow. C’est aussi un symbole fort de ce que vous êtes en train de faire…
C’est un symbole fort parce que c’est l’endroit où on veut être. Une maison pensée par un grand artiste, ça demande une très grande exigence dans le travail, peut être aussi une source d’inspiration pour la jeunesse sénégalaise qui peut s’inspirer de ça pour écrire, bâtir des œuvres contemporaines.

Au Sénégal, on est au début de quelque chose avec les séries qui connaissent un boom extraordinaire. Mais il y a le problème du jeu d’acteur qui se pose toujours. Vous allez y apporter une réponse ?
C’est un des objectifs de l’école. Les formations qu’on propose, dans un premier temps, s’adressent précisément à ces professionnels qui travaillent, qui font du cinéma, des séries, parfois du théâtre, et qui n’ont pas eu de formation. Et qui donc, apprennent en faisant, mais qui se disent que s’ils veulent aller plus loin, ils ont besoin de formation, d’outils techniques. Les deux prochaines années, on va s’adresser vraiment à ces professionnels avec des formations continues sur 5 mois, pour qu’ils repartent tourner plus armés. On espère dans deux ans, aller vers une formation initiale. Qu’un jeune qui souhaite faire ce métier-là, on lui propose une formation plus longue de deux ou trois ans pour faire ce métier de manière professionnelle. Et travailler avec le ministère de la Formation professionnelle pour proposer des diplômes et que ça soit reconnu comme un métier.

Vous avez été élu en 2021 meilleur comédien par le Syndicat professionnel de la critique de théâtre en France. Ça a été un moment important pour vous ?
C’est important parce que le jeune Sénégalais qui est arrivé en 2001 en France, avec très peu de moyens et qui ne comprenait pas tout à fait ce métier-là, être reconnu par ses pairs, par tous les critiques français, être l’acteur le plus reconnu de France, ça me touche. Après, je ne fais pas ce métier pour les prix. J’essaie de regarder le monde et d’essayer, très humblement, de faire réfléchir les gens, leur faire ressentir des choses. C’est pour ça aussi que j’ai monté cette école.

Vous avez travaillé avec Tiago Rodriguez (dramaturge portugais, directeur du Festival d’Avignon), vous touchez un peu le sommet ?
J’ai eu la chance de travailler ces dernières années avec de très grands metteurs en scène, français et européens. Et Tiago Rodriguez en fait partie, et d’ailleurs au moment où je vous parle, je suis à Valence où je joue un de ses spectacles, et on va refaire un spectacle au mois de juillet au Festival d’Avignon. Donc c’est vraiment un metteur en scène avec qui j’ai lié une grande amitié, une grande attirance artistique. Oui je me sens très chanceux, très privilégié de travailler avec ces grands metteurs en scène. Je repense aussi au jeune «Moi» qui est arrivé ici (en France) et qui jamais n’aurait pu imaginer un jour atteindre ce niveau.

Vous jouez des classiques comme Shakespeare. Mais où vont vos préférences ? Classiques ou théâtre contemporain ?
J’ai eu la chance de faire pas mal de Shakespeare, j’ai joué un Othello il n’y a pas longtemps, mis en scène par Jean-François Silvadier qui est un metteur en scène que j’ai vu il y a plus de 20 ans quand je suis arrivé à Montpellier. J’hésitais encore à me dire est-ce que je voulais vraiment faire ce métier-là, et j’avais adoré un spectacle qu’il avait mis en scène. Donc j’ai travaillé avec lui 20 ans plus tard et ça a été une boucle importante pour moi. J’aime beaucoup naviguer entre les univers, les époques. C’est la chance quand on est acteur de pouvoir passer d’un metteur en scène à un autre, d’une langue à une autre, d’une époque à une autre. On en revient à la question des frontières et de ne pas mettre de frontières du tout, et finalement, ce qui est important, c’est l’aventure qu’on vit avec les artistes et les humains avec qui on le vit, et que ça puisse à chaque fois être très diffèrent, pour qu’on puisse aussi se remettre en question dans notre savoir-faire.

Vous avez toujours l’envie de jouer. Qu’est-ce qui vous pousse ?
Ce qui me pousse, c’est l’idée de me dire que le théâtre, ou le cinéma, est un endroit profondément politique. C’est un endroit qui permet de faire ressentir des choses puissantes, permettre à des gens de ressentir des émotions collectivement. Quand on regarde un film chez soi tout seul, on peut avoir une émotion, mais quand on vit ce moment collectivement, je trouve qu’il y a quelque chose qui est exceptionnel et qui fait qu’on rentre chez soi changé. Je trouve que c’est magnifique de pouvoir être sur un plateau de théâtre ou de cinéma, de faire ce métier passionnant. Dans la Grèce antique, c’est ce qu’on appelle la catharsis, quand la société se retrouvait autour d’un spectacle pour conjurer le sort, parler des choses difficiles, et qu’à la sortie, ils sont lavés de ça et ils repartent dans leur vie dans une conscience collective. C’est ça qui continue de me toucher, cette envie d’être connecté au monde. C’est ce qui me permet de ne jamais être dans mon coin, d’être toujours connecté aux autres, de regarder le monde et de le décrire quand on est sur scène.

Est-ce qu’on aura la chance de vous voir sur les planches dakaroises ?
C’est mon rêve. (Rires) J’en ai très envie et j’ai mis en scène un spectacle qui s’appelle «Fajar ou le destin de l’homme qui rêvait d’être poète». On a tourné une très grande partie cinématographique au Sénégal il y a un an. On a tourné en France et je travaille depuis un an pour le faire venir au Sénégal. Mais il y avait les élections, le changement de gouvernement. J’espère que ça va se concrétiser très vite. Jouer au Sénégal, monter des spectacles, c’est une des raisons pour lesquelles je fais cette école, j’ai envie de dire des choses dans mon pays et d’apporter ma pierre à l’édifice.
Propos recueillis par Mame Woury THIOUBOU (mamewoury@lequotidien.sn)