Son expertise en sport n’est plus à démontrer pour avoir fait ses preuves à la tête de la Direction de la haute compétition (Dhc) au ministère des Sports. Souleymane Boun Daouda Diop, qui a pris sa retraite en décembre 2019, revient en grand format sur l’actualité de la lutte, rythmée par le prochain départ du président du Cng, le Dr Alioune Sarr. Entretien.

Que vous inspire le débat sur le départ de Alioune Sarr du Cng de lutte à la fin du mois d’octobre prochain ?
C’est vrai que le débat sur la lutte occupe l’actualité sportive avec le départ ou non du président Alioune Sarr du Cng. Je pense que seul le ministre des Sports a la réponse. C’est à lui de voir est-ce qu’il va le confirmer ou le laisser partir. Tout compte fait, ce qu’il faut retenir, c’est que Alioune Sarr a toujours été nommé. Il ne s’est jamais imposé. Ce sont les différents ministres qui se sont succédé à la tête du Département des sports qui lui ont fait confiance. Et quelquefois même contre sa volonté. Je pense qu’en bon citoyen, il a toujours voulu répondre à l’appel de la Nation. Je ne peux pas répondre à sa place, mais en réalité, si j’étais à sa place, j’arrêterais mes fonctions à la tête du Cng.

Justement, on parle d’un départ déjà acté…
Je voudrais toujours parler de choses dont je suis sûr. C’est au ministre des Sports de prendre cette décision. Mais je pense que Alioune Sarr a assez donné à la lutte, contre sa profession de médecin, contre sa famille, ses amis ; et il a beaucoup entendu. A sa place, effectivement, j’aurais cédé le fauteuil avec le sentiment d’un travail bien accompli. Parce qu’il ne faut jamais l’oublier : en 1994, quand Ousmane Paye, alors ministre des Sports, faisait appel à lui, la lutte était en lambeaux. Il y avait même des pièces de théâtre qui étaient jouées pour montrer comment les lutteurs étaient à la merci des organisateurs. A l’époque, aucun lutteur ne pensait conduire une voiture, ni construire une maison avec les fruits de la lutte. Aujourd’hui, nous avons des lutteurs accomplis sur les plans social et économique. Et cela, il ne faut jamais l’oublier c’est en grande partie grâce au Cng du président Alioune Sarr. C’est pourquoi, nous devons, nous tous, acteurs de la lutte, si le départ de Alioune Sarr se confirmait, lui rendre un hommage mérité avec son équipe, pour tout ce qu’ils ont fait pour la lutte.

Qu’est-ce qui vous a marqué chez l’homme ?
C’est d’abord le fait qu’il ait une équipe soudée autour de sa personne. Il a agi avec beaucoup de rigueur et il sait maîtriser le monde de la lutte. Il a toujours agi avec fermeté dans le sens des intérêts de la lutte et dans le sens des textes. Il a beaucoup apporté à la lutte. S’il part, ceux qui prétendent le remplacer, à savoir les lutteurs, les promoteurs, les communicateurs traditionnels, les managers, les écuries, tous doivent lui rendre un hommage.

Son départ agité laisse place à un autre débat, celui de la mise en place d’une Fédération de la lutte. Quelle lecture en faites-vous en tant qu’ancien directeur de la Haute compétition ?
On parle d’un départ pour le 31 octobre. Il est clair qu’on ne peut pas aller directement vers une Fédération pour la seule et simple raison qu’il ne faut jamais l’oublier : la lutte avec frappe est une création sénégalaise. Il est difficile aujourd’hui de mettre en place une Fédération de lutte dans la mesure où les réalités des fédérations sportives importées -c’est-à-dire le football, le basket, le handball, l’athlétisme- ne sont pas les mêmes que celles de la lutte. La lutte a des acteurs-clés pour son développement que les autres fédérations n’ont pas. Les promoteurs sont les bailleurs de fonds de la lutte. La lutte a des communicateurs traditionnels qui sont des agents marketing. Des managers qui sont les interfaces entre les lutteurs et le Cng. La lutte a des amateurs qui jouent un rôle essentiel dans son développement. Donc une Fédération de lutte ne peut pas les ignorer dans son organisation. Une Fédération de lutte doit être inclusive ; elle doit comporter en son sein tous les acteurs-clés de la lutte. Aujourd’hui, pour nommer des dirigeants dans une Fédération de lutte, qui va voter ? Ce sont les écuries qui vont voter sur la base du nombre de licenciés. Et on risque d’exclure tous ces acteurs-clés et ce n’est pas possible. C’est pourquoi, à mon avis, présentement, il n’est pas possible d’aller vers une Fédération de lutte.

Il faudra alors combien de temps pour y parvenir ?
Si le ministre des Sports prend sur lui la responsabilité d’assigner au futur Cng ou à un Comité de normalisation un objectif prioritaire : à savoir la mise en place d’une Fédération. Si les gens s’y attellent, au bout de deux ans il est possible d’aller vers une Fédération avec des textes consensuels. Mais des textes élaborés par des gens qui maîtrisent et qui connaissent le milieu de la lutte pour après aller vers des élections transparentes.

Seulement, on constate que Dakar regroupe l’essentiel des écuries. Est-ce qu’il n’y aura pas de problèmes à ce niveau ?
Cela ne pose pas de problème. Nous avons des disciplines sportives qui consacrent l’essentiel de leurs activités à Dakar. Et je pense qu’au niveau de la lutte, toutes les régions ont quand même une Ligue ou un Comité régional. Peut-être que les unes sont plus dynamiques que les autres. Le trophée de chef de l’Etat est disputé par toutes les régions. Même si l’essentiel des écuries viennent de Dakar. Mais cela, c’est la réalité du pays. Dakar consacre l’essentiel des activités dans tous les secteurs. Ce n’est pas seulement au niveau de la lutte, ni au niveau du sport. Ce sont aux niveaux économique, social, culturel…

Pour vous, où se situerait le handicap majeur pour la mise en place d’une Fédération ?
Le seul handicap pour la mise en place d’une Fédération, c’est notre incapacité à créer des textes par nous-mêmes et pour nous-mêmes. C’est un challenge. Il s’agit pour la lutte de ne pas copier des textes venant de l’extérieur. Il s’agit de créer des textes, et j’insiste, par nous-mêmes et pour nous-mêmes. C’est cela le handicap à surmonter. Faire des textes pour nous et par nous, c’est ce qu’il faut surtout. Et pour y arriver, on doit se départir de notre égocentrisme, de nos intérêts personnels pour ne voir que l’intérêt de la lutte. Donc la difficulté pour mettre en place une Fédération chez les acteurs de la lutte, c’est leur incapacité à se réunir autour de l’essentiel.

Pourtant toutes ces questions ont été posées lors des Assises de 2018. Alors pourquoi il n’y pas eu de suite ?
C’est quand même une tache noire dans le bilan de Alioune Sarr ; c’est-à-dire l’élaboration des textes pour aller vers une Fédération. C’était en effet une recommandation des Assises sur la lutte. L’explication pour moi se trouve dans le fait que la lutte avec frappe est tellement prenante que les gens n’ont pas le temps de penser, non seulement à développer les autres formes de lutte, mais réfléchir sur des textes pour aller vers une Fédération. Si le ministre des Sports accepte de laisser partir Alioune Sarr, il faudrait qu’au sein du Cng, on crée une structure autonome chargée d’élaborer des textes pour aller vers une Fédération et qui n’aura pas en charge l’organisation de combats. Nos promoteurs sont tellement forts en marketing qu’ils occupent tout l’espace de la lutte. Ils ne laissent plus de place ni aux autres formes de lutte ni à une réflexion autre que comment rentabiliser et monter leurs combats, comment faire des face-à-face et comment organiser des combats. La lutte avec frappe, c’est presque 90% des activités du Cng. Au sein du nouveau Cng, il faudrait donc des gens dont la mission est d’élaborer des textes pour une future Fédération.

Qui doit composer cette structure autonome en charge des textes ?
C’est comme dans toute élaboration des textes à portée règlementaire. Ceux qui doivent l’élaborer, en premier ce sont les gens du milieu, ceux qui connaissent la lutte et qui connaissent les textes du ministère des Sports. Après le draft, il faudrait donner à des juristes pour une conformité avec nos lois et après partir vers une validation sociale avec les acteurs de la lutte. Toutes les observations qui seront pertinentes et qui ne vont pas à l’encontre des textes doivent être intégrées. Et après cette validation sociale, le ministre va valider en dernier lieu pour après organiser l’Assemblée générale sur la base de ces textes.

Et vous pensez que deux ans suffiront pour tout mettre en place et aller vers une Fédération ?
Bien sûr ! Mon expérience me montre que deux ans suffisent pour monter une Fédération de lutte. Si les gens respectent le protocole d’élaboration des textes, on pourra aller dans deux ans en Assemblée générale de manière démocratique et transparente.

Comment voyez-vous l’avenir de la lutte au Sénégal, avec tout ce qui se passe en ce moment : un Cng en fin de mandat, l’absence de sponsors et de grands combats ?
Il faudrait que tout le monde comprenne qu’au Sénégal, on va toujours lutter. La lutte sera toujours une réalité au Sénégal. C’est un patrimoine. Maintenant qu’il y ait des problèmes de montage de combats, de cachets, ce n’est pas surprenant parce que ce sont les enjeux financiers qui le poussent. Donc, forcément, il y a des concurrents. Et quand les textes ne sont pas très clairs, ne sont pas respectés, on va vers des clashs. Tous les problèmes que vous êtes en train d’entendre, ce sont de faux problèmes. C’est parce que des acteurs n’ont pas respectés les textes de la lutte. Un combat se ficelle au niveau du Cng. Ce n’est pas entre un promoteur et un lutteur. Ce n’est pas entre un promoteur et une écurie. C’est entre un promoteur, le Cng et le manager. Les gens prennent des raccourcis parce qu’il y a des enjeux financiers. Donc, ce sont des problèmes créés artificiellement par des gens qui n’ont pas respecté les textes.

A vous entendre parler, le problème est créé par les acteurs de la lutte eux-mêmes…
C’est au niveau du comportement des promoteurs et des lutteurs. C’est à eux de ne pas scier la branche sur laquelle ils sont assis. En réalité, c’est la violence, le non-respect du protocole de montage des combats qui sont des problèmes et qui font fuir certains sponsors. Mais le jour où tout sera réglé, règlementé par une Fédération avec véritablement des textes clairs, les sponsors vont revenir parce qu’ils ont besoin de la lutte au Sénégal pour leur visibilité. L’engouement populaire qu’il y a autour de la lutte, n’existe nulle part ailleurs, même pas au football, parce que c’est notre patrimoine culturel. Si on allait dans un rendez-vous du donner et du recevoir, le Sénégal apportera la lutte avec frappe comme son apport dans le gouvernement du sport, au niveau mondial. Donc, nous devons tout faire pour préserver ce patrimoine. L’avenir de la lutte est vraiment radieux. Il suffit simplement de la règlementer.

Pour vous, quel est le profil pour succéder à Alioune Sarr à la tête d’un Cng ou d’un Comité de normalisation ?
Il ne faut pas trop caractériser le profil du successeur de Alioune Sarr. C’est quelqu’un qui doit forcément aimer et connaître la lutte, pouvoir représenter le Sénégal dans les instances internationales. Il ne faut pas réduire la mission à la lutte avec frappe seulement. Son profil dépend de la mission dont il sera porteur. Le ministre Matar Ba connait assez bien le milieu de la lutte pour choisir un profil qui sera en mesure de mener à bien la mission. Maintenant quand on va aller vers une Fédération, le problème de profil ne se posera plus. C’est au monde de la lutte de faire confiance à quelqu’un. Pour les prochains membres du Cng, il ne faudrait pas que les gens se précipitent ou posent des candidatures parce que cela ne sert à rien. C’est le ministre qui choisit. Je l’ai côtoyé, il connaît vraiment le milieu de la lutte et je pense qu’il fera le bon choix.

Parlons des Jeux Olympi­ques de la Jeunesse (Joj) qui devaient avoir lieu en 2022 finalement reportés à 2026. Que vous inspire ce report ?
A dire vrai, le report des Joj est une aubaine. Quand j’ai entendu que le président de la République a demandé le report des Joj de 2022 à 2026 et que le Cio a accepté, je me suis dit que le Sénégal est béni par les dieux. Parce que, l’organisation des Joj en 2022 allait être un désastre pour nos athlètes. Ma connaissance de la petite catégorie au Sénégal montrait qu’aucun de nos jeunes n’avait un niveau pour concurrencer les meilleurs au monde. Déjà, on n’était pas en mesure de concurrencer les meilleurs en Afrique et s’il s’agit des meilleurs au monde cela poserait problème. Sur le plan de la participation, cela allait être vraiment un désastre. Organiser dans son pays et ne pas avoir de médaille, ce serait terrible pour l’image de notre sport. Et certainement, c’est ce qui allait nous arriver. Maintenant, ce dont j’ai peur, c’est que depuis qu’on a annoncé le report, j’ai l’impression que les gens sont en train de dormir ; et on risque de se réveiller en 2026 à l’état actuel.

On a quand même 6 années pour rectifier le tir…
Justement, c’est le temps nécessaire pour mettre en place une planification au niveau des fédérations pour avoir des athlètes compétitifs en 2026. Si on perd une année, on va se retrouver dans nos travers. Tous les jeunes qui auront entre 13-14 et 18 ans en 2026, doivent avoir les mêmes chances et défendre les couleurs du Sénégal. C’est pourquoi, nous devons utiliser l’année 2020, ou même 2021 à cause de la pandémie du Covid-19, comme une année de détection et la mise en place d’équipes au niveau départemental. Utiliser 2022 au niveau régional, 2023 avec des équipes nationales qui vont sillonner le monde pour participer à des compétitions de petites catégories, pour être compétitives au bout de deux ans. Comme ça, en 2026 elles pourront valablement représenter le Sénégal. Mais encore une fois, il faut que les moyens soient dégagés.

Que faire des jeunes qui étaient prévus pour les Joj de 2022 ?
Ces jeunes, comme je vous l’ai dit, n’avaient aucune chance d’avoir des médailles olympiques. Ce qu’il faut, c’est de les former, les perfectionner pour qu’ils puissent participer aux Jeux Olympiques de 2024 à Paris. Il faut continuer à travailler avec eux, en leur donnant les moyens de se confronter avec les meilleurs au niveau mondial. Il ne faut pas oublier que 2022 devait être un test pour 2024. Encore une fois, un athlète de haut niveau, c’est un athlète à qui on donne des moyens. Il faut faire en sorte qu’il y ait un statut du sportif de haut niveau pour qu’on puisse se donner les moyens de les aider à s’améliorer.

Parlons de vous. Comment se passe votre retraite après plus de 40 ans au service de votre pays ?
Je profite de la retraite pour vraiment me reposer, me refaire une santé, m’occuper de ma famille, de mes amis et de mes parents. Ce que le travail ne m’avait pas permis. Alhamdoulilah, je profite un peu de la vie.

Le travail ne vous manque pas ?
Non ! J’ai tellement travaillé que je dois me reposer. Tous mes collaborateurs vous le diront, j’étais au bureau à 7h 30 et je quittais à 21h. Vraiment, je suis usé. Je profite de l’occasion pour remercier le ministre Matar Ba. Il m’a vraiment montré que ce n’est pas seulement le travail qui nous liait. Il ne reste pas une semaine sans qu’il prenne de mes nouvelles. Vraiment, on est devenus des frères.

Peut-on s’attendre à vous voir un jour occuper de nouvelles responsabilités ?
C’est à écarter. Je n’ai aucune ambition pour avoir un travail avec des horaires fixes. J’ai été consultant et c’est un travail très prenant qui demande énormément de réflexion, de recherche et je ne suis plus en âge de le faire. Mais c’est vrai qu’on ne dit jamais jamais…

Alors c’est quoi vos hobbies ?
Faire du sport, aller à Touba auprès de mon marabout, suivre les matchs et les émissions sportives à la télé (rire).