Le Parlement catalan vient d’adopter la loi qui permettra d’organiser le 1er octobre le référendum d’autodétermination de la région. Madrid dénonce «l’illégalité» de cette initiative.
Pour filer la métaphore ferroviaire, si utilisée ces jours-ci en Espagne : deux trains sont sur le point d’entrer en collision. A gauche, la locomotive du pouvoir central, à Madrid, garant de «l’indéfectible unité nationale». A droite, celle conduite par l’Exécutif régional de Catalogne, séparatiste, qui prétend organiser un référendum d’autodétermination le 1er octobre, contre la volonté de la capitale espagnole.
A en juger par les propos et les attitudes des deux camps, les métaphores guerrières ne manquent pas non plus. «Coup d’Etat contre la démocratie !» ou «Dictature propre d’autres latitudes !», hurle Madrid. «Exercice légitime du Peuple catalan !», «Nous ne nous rendrons pas !», rétorque l’adversaire, droit dans ses bottes.
Jeudi, à l’issue d’un Conseil des ministres extraordinaire, le chef du gouvernement national, Mariano Rajoy, a déployé l’arsenal juridique maximal pour bloquer ce qu’il voit comme un «délire» et «une agression contre la légalité» : pas moins de quatre recours seront déposés devant le Tribunal constitutionnel, garant du texte de 1978 fondant la démocratie espagnole. Et sa «numéro 2», Soraya Sáenz, de marteler : «Le 1er octobre, il n’y aura pas d’urnes !»
Défi insensé
Le discours va-t-en guerre de Mariano Rajoy répond à ce qu’il estime être une «provocation sans précédent» de la part des séparatistes catalans. Mercredi dans la soirée, à la suite d’une session houleuse, pleine d’insultes et très tendue, le «Parlament» (la Chambre autonome de Catalogne qui siège à Barcelone) a approuvé la législation dite de «déconnexion». Comprendre : un texte de loi autorisant l’Exécutif régional à organiser le référendum d’autodétermination du 1er octobre, et à mettre en place les structures d’une future indépendance, dans le cas où le «oui» venait à l’emporter auprès des Catalans.
A un mois de la consultation, selon un scénario préparé avec soin, les trois partis sécessionnistes – libéraux du Parti démocrate européen catalan (Pdecat), sociaux-démocrates de la Gauche républicaine de Catalogne (Erc) et anticapitalistes de la Candidature d’unité populaire (Cup) – ont profité de leur courte majorité absolue dans l’Hémicycle (72 sur 135) pour outrepasser la Constitution espagnole. Selon celle-ci, la sécession d’une région doit recevoir l’onction, entre autres conditions, d’une ample majorité au Parlement national madrilène, lequel rejette ultra-majoritairement cette éventualité.
La rupture entamée par les souverainistes catalans représente en soi un défi insensé. Tout d’abord, parce qu’elle ne respecte pas la Constitution de 1978. Ensuite, parce que pour ce qui est de l’arithmétique, le contexte est très incertain. Certes environ deux tiers des 7,5 millions de Catalans sont favorables à une consultation, mais le pourcentage des séparatistes se situe autour de la barre des 50%, sans claire majorité. Enfin, parce que les forces en présence sont très inégales : malgré sa vigueur économique, la Catalogne est un petit poucet sans réel appui international face à l’ogre espagnol, soutenu par l’Ue et les textes onusiens selon lesquels une partie d’un Etat ne peut se séparer que s’il y a consensus (Ecosse et Québec) ou sous un joug oppressif (Kosovo). Bien conscients de ces handicaps, les indépendantistes se sont empressés d’approuver cette loi dite de «décrochage avec l’Espagne», sans respecter les normes ou les amendements. Ce qui a valu les cris d’orfraie et le départ de l’opposition.
«C’est clairement une attaque à main armée, souligne le journaliste Ruben Amon du quotidien El País. Un simulacre revêtu de légalité, mais qui n’est en réalité qu’une parodie». «Moi, je pense surtout que les séparatistes avancent à l’aveugle, estime l’écrivain Antoni Puigverd, plus modéré. Il y a là plus d’improvisation que de calcul.»
Dans le camp séparatiste, on voit bien sûr les choses sous un tout autre jour. Dans la foulée du vote inédit de mercredi soir, tout sourire, le député indépendantiste Lluís Corominas résumait bien le sentiment des siens : «Nous avons appuyé sur le bouton de l’orgueil en votant «Oui» à la démocratie, à notre futur et à une Catalogne libre et indépendante.» Et d’ajouter : «L’Espagne ne nous laisse pas le choix.»
«Politique de l’autruche»
Pour comprendre cette attitude victimaire d’une grande partie de la société catalane, il faut remonter au printemps 2010. Cette riche région à la forte personnalité culturelle, travaillée depuis longtemps par un nationalisme antiespagnol, s’attend à bénéficier d’un nouveau statut d’autonomie qui la reconnaît notamment comme une «Nation» et lui confère d’amples prérogatives fiscales. Or, en ce printemps, le Tribunal constitutionnel de Madrid s’oppose à cette réforme et vide de sa substance le texte de révision qui s’applique sans changer la situation catalane.
En juillet, une immense manifestation de colère parcourt les rues de Barcelone. «C’est le point de départ d’un désenchantement avec l’Espagne, et surtout avec la droite centraliste, confie Jordi Sánchez, porte-parole l’Assemblée nationale catalane (Anc), un organisme citoyen sécessionniste. Depuis, la confiance a été perdue, et notre légitimité mise à bas par un haut Tribunal espagnol. Si nous ne pouvions plus être nous-mêmes dans le giron espagnol, alors il nous fallait partir.»
Cette distanciation avec Madrid n’a ensuite cessé de croître. En 2012, la «Diada», la fête régionale («nationale», disent la plupart des Catalans) qui se célèbre chaque 11 septembre, impressionne : avec 1,5 million de personnes favorables à l’indépendance dans les rues barcelonaises, c’est une formidable démonstration de force. Le leader nationaliste Artur Mas le comprend aussitôt, s’érige en «Moïse catalan» et lance pour la première fois un défi à Madrid sur le mode : si vous ne négociez pas avec nous, nous irons seuls vers l’indépendance. Les conservateurs au pouvoir à Madrid refuseront alors de s’asseoir à la même table, se cachant derrière la bannière de la «légalité constitutionnelle».
Les années suivantes, les «Diada» seront toujours noires de monde dans un crescendo revendicatif. Artur Mas surfe sur la vague : en novembre 2014, il organise une consultation sur l’indépendance, bien sûr rejetée par le pouvoir central, obtenant un tiers de participation de l’électorat. A l’époque, Rajoy snobe l’initiative rebelle – dans la pratique, il la tolère – mais obtient la mise sur le banc des accusés de Artur Mas que la justice rendra inéligible et condamnera à verser une amende.
En septembre 2015, à l’issue de Législatives abordées par les sécessionnistes comme un plébiscite, ces derniers l’emportent de justesse – une courte majorité en sièges, mais une infériorité en suffrages. Selon un avis très partagé, l’actuelle situation explosive tient en bonne partie à l’apathie de Mariano Rajoy durant ces années. «Sauf à donner une réponse purement judiciaire au défi sécessionniste, Rajoy n’a rien fait pour tenter un rapprochement, estime le journaliste Iñaki Gabilondo. On a assisté à la politique de l’autruche, à un pourrissement de la situation. On en paie le prix aujourd’hui.»
«La rupture demeurera»
A la raison d’Etat, à la légalité constitutionnelle, les séparatistes opposent «le droit des Peuples à disposer d’eux-mêmes». «Voter ne peut jamais être un crime», a répété jeudi Carles Puigdemont, le chef de l’Exécutif catalan. A défaut d’un dialogue entre les deux parties, une solution semble difficilement envisageable pour éviter la collision annoncée. «Avec son parti éclaboussé par la corruption, une justice très politisée, Rajoy a peut-être la légitimité de son côté, mais pas la crédibilité, analyse Ignacio Escolar, du site Eldiario. Je ne crois pas que la République de Catalogne naîtra le 1er octobre, mais la rupture demeurera.» Dans l’immédiat ? S’il est peu probable que le pouvoir central permette l’installation des 7 000 urnes, les conséquences de l’affrontement sont imprévisibles. Une question clé se dégage : jusqu’où iront les mesures autoritaires et répressives de Mariano Rajoy, de nature à conforter le camp rival ? Une première réponse interviendra le 11 septembre à Barcelone, lors d’une «Diada» qui s’annonce explosive.
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