Un soldat, c’est fait pour guerroyer et non pour gouverner. Malgré cette évidence, persiste le mythe vivace du militaire bardé de vertu et de rigueur, qui serait le sauveur des nations perdues par la veulerie des pouvoirs civils, réputés faibles et incompétents par essence. Bien des illusions révolutionnaires se sont bâties sur la permanence de ce mythe que très peu de circonstances historiques auraient eu à confirmer, alors que les exemples de soulèvements militaires qui ont fini en patatras, font légion. Mis à part sa dextérité à la bataille, que diable peut apporter le militaire comme vertu et qualité que le civil n’a pas ? Assimi Goïta et ses hommes au Mali, Mamady Doum­bouya, le géant de Conakry, et ses hommes en Guinée, quelle plus-value spécifique peuvent-ils apporter aux Etats qu’ils veulent sauver de leur situation d’urgence ? Hormis l’opportunité de disposer des armes que la Nation leur a confiées en tant que professionnels de la guerre, il sera difficile d’apporter un argument raisonnable pour justifier le privilège de la caste des militaires, à se prétendre les messies de leurs peuples. C’est du bluff. Rien que du bluff.
Prenons garde à la folie du crocodile qui se mord rageusement la queue, croyant se défendre de son pire ennemi. A la suite de la junte militaire qui, autour de Assimi Goïta, gouverne le Mali par la seule force des armes, une large part de l’opinion publique malienne et ouest-africaine lance des cris d’orfraie, scandalisée après l’embargo que la Cedeao a décidé sur le Mali des colonels. Les activistes Kemi Séba et Alioune Tine, les artistes musiciens Salif Keïta et Alpha Blondy et bien d’autres icônes populaires de la sous-région, prêtent leurs voix aux putschistes qui ont fini de révéler la véritable nature de leurs motivations à s’éterniser sur un pouvoir qu’ils usurpèrent au dam du très contesté Président Ibrahim Boubacar Keïta, sous le prétexte de rétablir la légitimité démocratique au Mali.
Dans un premier temps, les colonels putschistes concédèrent à la Cedeao et à l’opinion internationale braquée, le principe de l’installation d’un gouvernement civil de transition vers un retour rapide à l’ordre constitutionnel, obtenu par la voie des urnes. Ba Ndaw, vieux colonel à la retraite, fut installé sur le fauteuil de chef de l’Etat pendant que le technocrate, Moctar Wane, dirigeait le gouvernement comme Premier ministre. Mais très vite, au bout de quelques mois, le Colonel Goïta et la junte profitèrent de désaccords issus des conditions d’un remaniement gouvernemental, pour reprendre l’intégralité du pouvoir qu’ils avaient fait semblant de céder.
La classe politique du Mali, aussi divisée que jamais a, pendant un moment, cru à la sincérité de l’organisation d’un Conseil national de la Transition, avant de se réveiller brutalement de ses illusions quand la junte de Bamako proposa l’allongement de la transition à cinq bonnes années, le temps d’un mandat présidentiel ordinaire, en somme. Déjà, par réflexe anti-français plus que par choix raisonnable, beaucoup d’hommes politiques avaient timidement opiné à l’ouverture du Mali aux forces mercenaires du Kremlin. N’en déplaise aux thuriféraires de l’impérialisme néocolonial ou occidental, pour reprendre les termes de la rhétorique convenue, la présence des Russes comme des Chinois, depuis les années de la Guerre froide, n’a jamais permis au continent africain de marquer des progrès dans la voie du développement. La diplomatie militaire russe, là où elle se déploie comme en Syrie, peut sauver des régimes mais jamais elle ne libère des peuples. Quant aux Chinois, il faut être d’excellente volonté pour éprouver de la sympathie à l’égard d’un régime politique, qui planifie le génocide de sa minorité musulmane ouïghour dans le Xin­jiang ou embastille ses citoyens militants du Parti démocratique à Hong Kong. Et puis, Russes ou Chinois, qu’ils soient sympathiques ou antipathi­ques, peu en importe les Africains, après tout ? L’es­sentiel est de se désaliéner de toute relation hégémonique, d’où qu’elle vienne. L’on a du mal à comprendre que l’on veuille chasser les Français hors de nos territoires pour inviter d’autres puissances à nous accompagner, comme si nous avions peur de marcher seuls. Quand on entend se libérer de la domination française, si domination il y a, ce n’est pas pour se placer volontairement sous une autre domination.
Après la décision d’embargo de la Cedeao, certains mots sont sortis de la bouche des responsables maliens, répercutés en écho par les porteurs de la voix des putschistes, des mots regrettables et lourds de dangers nationalistes. La junte appelle son peuple à la résistance et la vigilance pour, dit-elle, faire face à toutes les éventualités. Rhéto­rique militariste et plus qu’alarmiste, comme si la Cedeao allait lâcher ses Armées sur le Mali et son Peuple. Et quoi donc ? Que signifie ce charivari ? Le Peuple malien véritable est parfaitement conscient de son statut de Peuple historiquement fédérateur de toute l’Afrique de l’Ouest, bien que le Mandé et le Niani se trouvent dans l’espace géopolitique de la Guinée actuelle. Des intellectuels égarés en mal de vérité, des politiciens en mal de popularité et des soldats aventuriers en mal de légitimité constitutionnelle, tout ce beau monde en mal d’inspiration, croit pouvoir entraîner les masses crédules dans les considérations nationalistes primaires du genre : les Maliens ne sont pas aimés, les Maliens sont en danger d’occupation, il faut défendre la fierté nationale des Maliens. Eh quoi, je dirais à mon lointain cousin de Ségou : «Traoré, de quelle fierté nationale peux-tu te prévaloir, qui ne soit pas également la mienne ? Depuis le Wagadou des Cissé, depuis le Mandé des Keïta, depuis Soundiata, depuis Ba­bemba, depuis Kanka Moussa, depuis Da Monzon, depuis Oumar Tall, depuis Ahmadou Cheikhou, depuis Cheikh Amal­lah, depuis Samory Touré dans le Wassoulou, depuis le Son­ghaï, depuis la Nation amazighe de laquelle se détachent les Id Fakha de l’Adrar, cousins Touaregs des Id Fakha du Trarza et des bords du Sénégal, de quelle nation peux-tu donc te réclamer qui ne soit également la mienne, cher cousin de Ségou ? Si, te frappant la poitrine, tu te disais prêt à sacrifier ta vie pour les tracés géographiques que le colonisateur européen nous a laissés, c’est que, pardonne-moi, mais tu serais vraiment stupide. Or je sais que le véritable Malien ne saurait l’être.»
Il est de bon ton dans l’opinion publique africaine, de tourner en dérision les organisations transnationales, regrettant leur inefficacité et inutilité qu’elles traînent comme des tares congénitales. L’Union africaine ainsi que les autres organismes régionaux (Sadec, Cedeao, Uma, etc.), sont présentés au mieux comme des clubs regroupant les chefs d’Etat qui s’y retrouvent pour défendre leurs intérêts corporatistes… Voilà la vision caricaturale que les Africains, surtout quand ils sont devant des interlocuteurs étrangers, se plaisent à donner de leurs dirigeants et, notamment, des uniques organes fédéraux, confédéraux ou simplement diplomatiques, dont disposent leurs Etats pour se concerter et tenter d’exprimer une voix commune. L’échec est souvent au rendez-vous, il est vrai. Le succès aussi, parfois.
En particulier pour ce qui concerne la Cedeao, qui parvient bon an mal an, à animer ses programmes et leur donner un contenu. Des troupes d’intervention pacifique sont levées ; un tarif extérieur commun et une union douanière existent malgré des difficultés d’application liées beaucoup plus à la vénalité des fonctionnaires véreux, ce qui est une autre affaire. Les biens et les personnes ont le droit de circuler dans l’espace Cedeao, les obstacles à ce principe relevant d’écarts à corriger d’une façon ou d’une autre. Un Parlement de la Cedeao siège à Abuja, qui légifère et édicte des directives tendant à améliorer la gouvernance des Etats (l’Armp et la Centif sont nées au Sénégal de l’application de directives de la Cedeao). Une Cour de justice siège de même dans la capitale nigériane, qui délivre des arrêts dont l’application, hélas, n’est pas toujours contraignante pour les Etats. Bref, la Cedeao existe bel et bien et rend des services, malgré ses limites. Saborder une telle organisation serait suicidaire pour les peuples des Etats membres.
En effet, l’Organisation confédérale en est arrivée à un moment crucial de son évolution, où elle se trouve régulièrement en situation d’imposer aux gouvernants, l’application des règles démocratiques con­venues entre tous. Les actions dans ce sens commencent à être comptabilisées, malgré leur timidité. Ainsi, la Gambie a pu se débarrasser de l’autocrate Alhaji Dr Yaya Junkung Jammeh.
L’orga­nisation a encore la capacité de réagir et s’imposer devant les coups de force anticonstitutionnels initiés ici et là, en Guinée, au Mali ou ailleurs. Il faudrait souhaiter que la Cedeao soit en elle-même, par la vertu de sa seule existence, une force de dissuasion suffisamment crédible pour stopper toute velléité de coups d’Etat en Afrique d l’Ouest. Cela ne serait qu’un premier pas, le second étant l’imposition aux gouvernants en exercice, de respecter strictement et sincèrement les règles démocratiques convenues entre tous, quitte à sévir lourdement quand les directives de la Cour de justice de la Cedeao y afférant, ne sont pas appliquées. De grâce, que les Ouest-Africains ne jettent pas le bébé avec l’eau du bain, à vouloir saborder les décisions de la Cedeao sur des bases absolument populistes.
In fine, devant l’intransigeance de la junte malienne, que suivent de très près les colonels de Conakry, l’embargo est l’option la plus efficace pour faire entendre raison aux putschistes et leurs souteneurs. Ces derniers soutiennent les premiers, plus par opportunisme que par conviction. C’est le cas, par exemple au Sénégal, des hommes politiques de l’opposition qui prennent systématiquement position contre les initiatives du Président Macky Sall. Les réactions de Abdoul Mbaye et Ousmane Sonko relèvent de la même attitude subjective. Prenons garde. Prenons garde. Renforcer par un surcroît de légitimité la junte des colonels de Bamako (et de Conakry), équivaut à confirmer la légitimité des putschs militaires en Afrique alors que rien, absolument rien, ne saurait justifier un coup d’Etat. Une insurrection populaire est légitime, quand elle est vraiment populaire… Un coup d’Etat, quant à lui, n’est jamais légitime.
Sidy Fakha DIOP
Professeur d’histoire et culture de l’Antiquité
Ife-Ucad