Et si Sonko faisait comme Deng Xiaoping ?

La situation que nous traversons est semblable aux «années de braise», c’est-à-dire la crise économique suffocante des années 1980 dont parlait l’ancien Premier ministre Habib Thiam. L’économie de notre pays est à l’article de la mort. Depuis plusieurs semaines, ce sont les étudiants en Master qui manifestent à tout rompre, pour exprimer leur courroux, après que l’Etat du Sénégal a brutalement décidé de les sevrer. Pour ces Gardes rouges -sobriquet donné, en Chine, aux étudiants des universités de Pékin, qui terrorisèrent la «bande des révisionnistes contre-révolutionnaires» au profit de Mao Zedong, lors de la sanglante Révolution culturelle-, c’est la grande désillusion et le mécontentement, puisqu’ils se sont battus pour le triomphe du «Projet». Avec courage, sacrifices et espoir. A écouter leurs revendications et discours, l’on se rend compte qu’ils se sentent abandonnés par les pouvoirs publics, et que leur avenir est réduit à des considérations budgétaires aux fins de faire advenir les résultats escomptés du Plan de redressement économique et social (Pres).
Les étudiants révèlent, à juste titre, la détresse dans laquelle vivent nos compatriotes. Lesquels piaffent d’impatience en attendant que le «Projet» tienne enfin ses grandes promesses. Tous les secteurs deviennent vulnérables, plongeant des milliers de familles dans une indigence extrême. Face à cette situation de crise aiguë, le chef du gouvernement préfère tabler sur la recherche de boucs émissaires, pour éluder les problèmes et justifier ses déconfitures. Depuis sa déclaration cataclysmique sur les «chiffres falsifiés», le 26 septembre 2024, le Premier ministre continue de mobiliser toute son énergie pour discréditer l’œuvre de son prédécesseur. Qui, selon l’antienne irresponsable à laquelle on a eu droit depuis le début de la révolution de Mars, est l’unique responsable de cette situation inextricable. Ayant hérité d’un pays résolument engagé sur la voie de l’émergence, qui a réalisé d’incroyables bonds en avant dans tous les domaines, qui est respecté par ses partenaires techniques et financiers grâce à l’expertise de son Administration, les nouvelles autorités avaient largement la possibilité de continuer le travail du Président Macky Sall. Cela ne veut pas dire qu’il ne fallait pas corriger les fautes qui ont été commises, loin s’en faut, mais l’intelligence et le patriotisme voudraient que la rupture totale, le ressentiment et la vengeance fussent des maux à conjurer. C’est, hélas, le choix de faire table rase qui a été fait par le tandem. Avec son lot de malheurs, de stagnation, d’amincissement de notre souveraineté. La responsabilité de cette orientation catastrophique est imputable au Président Bassirou Diomaye Faye et à son Premier ministre Ousmane Sonko.
Je suis très fasciné par l’histoire de la Chine, de la manière dont elle a réalisé une révolution formidable après ses innombrables échecs pour devenir, aujourd’hui, une redoutable puissance économique. La trajectoire de cet atelier du monde montre aux pays du Sud, comme le Japon l’avait fait en 1904-1905 en battant la Russie tsariste, que la route est longue, certes, mais à présent nous savons, exemples à l’appui, que le sous-développement n’est pas une fatalité, qu’un peuple peut s’extirper de l’indigence en seulement une génération si tant est qu’il se donne les bons dirigeants, et que seuls resteront sur le bord du chemin ceux qui ne trouveront pas en eux la volonté et la sagesse d’avancer, de s’adapter, de se mettre sérieusement au travail. Un homme, dans la longue marche de l’Empire du Milieu (1), symbolise l’obligation, pour un dirigeant sérieux et visionnaire, surtout quand il a une certaine légitimité populaire, de ne jamais s’attarder à regarder dans le rétroviseur, à nourrir la haine et le ressentiment dans les cœurs de ses compatriotes, à s’attaquer au quotidien à l’œuvre de ses prédécesseurs, afin de mobiliser toutes ses forces pour bâtir un avenir durable : Deng Xiaoping.
Sans doute est-il l’un des plus grands dirigeants du XXe siècle. Son parcours est atypique, son œuvre monumentale. C’est grâce à l’aide et à la sollicitude de son ami Zhou Enlai, l’inamovible Premier ministre du Timonier, qu’il échappe miraculeusement aux purges de la Révolution culturelle. Aux pires moments de celle-ci, tandis que son chef, Liu Shaoqi, se faisait cruellement malmener par les révolutionnaires, et parfois des tortionnaires, son homme lige avait pu se mettre à l’abri, discrètement, dans une communauté rurale, où il avait travaillé comme simple ouvrier dans une usine de tracteurs. Toujours est-il qu’il avait sa part de malheurs, puisque, pour la petite histoire, son fils fut paralysé sa vie durant en sautant par la fenêtre d’un bâtiment universitaire pour échapper à une horde de Gardes rouges qui voulaient sa peau. Mais le réformateur lui-même allait traverser, indemne, cette phase chaotique de l’histoire de son pays. A l’automne de 1978, après avoir été réhabilité et écarté du pouvoir par Mao qui détestait les dauphins, il prit les rênes d’un pays communiste plombé par les politiques à tâtons de son prédécesseur plus créateur de slogans que travailleur, et chambarda le cours de son histoire. C’est à lui que la Chine doit sa réussite économique spectaculaire, qui continue toujours de susciter de l’admiration et de la jalousie -notamment chez les Occidentaux. C’est grâce à sa vision, son courage et son pragmatisme que la Chine a réussi, avec une efficacité incroyable, à prendre sa revanche sur l’Histoire. A savoir en finir une bonne fois pour toutes, au bout d’une génération, avec l’ignorance, la pauvreté et les humiliations. L’Empire du Milieu, qui a été constamment humilié par l’Occident et par l’Archipel, a réalisé le plus grand miracle de l’économie de marché, sous la férule du Sichuanais.
Ce qui est frappant, dès les premières années de Deng Xiaoping au pouvoir, c’est le rapport qu’il a eu avec l’œuvre de son prédécesseur. Sur le plan politique, considérant que son pays devait continuer d’être gouverné suivant le modèle de ce que les Soviétiques ont appelé la «démocratie populaire», il décida de renforcer le Parti, tout en n’y occupant que la fonction de président de la Commission militaire centrale. Et la statue du Timonier trône toujours sur l’emblématique place Tienanmen. Pour lui, la priorité était de remettre le pays en état de marche. L’heure n’était pas aux bilans historiques, ni pour condamner Mao ni pour le disculper ; mais il fallait renflouer un pays où, au début des années 1900, les milices privées flânaient en toute liberté, où les puissances étrangères pouvaient imposer allègrement leurs recommandations aux pouvoirs publics, où les conséquences calamiteuses du Grand Bond en avant -plus de trente millions de Chinois trépassèrent à cause d’une terrible famine, engendrée par la crise de l’économie rurale qui, en Chine, concerne des centaines de milliers de personnes- et de la Révolution culturelle continuaient toujours de traumatiser la population, etc. Deng disait toujours au sujet de son prédécesseur que c’est «70% de positif et 30% de négatif» ; le positif est, pour l’essentiel, d’avoir assuré la victoire sur les nationalistes dirigés par Tchang Kaï-chek et soutenus par les Etats-Unis, et la proclamation, le 1er octobre 1949, de la République populaire ; le négatif se résume au bilan effroyable du Grand Bond en avant et de la Révolution culturelle. Cette indulgence envers le bilan mitigé de Mao ne fermait pas nécessairement la porte, bien sûr, à des évaluations ultérieures, plus approfondies, plus rigoureuses. Mais pour le moment, il y avait d’autres priorités, d’autres urgences. Comme celles, entre autres, d’accélérer la marche de l’Histoire, de s’attaquer à la suprématie séculaire de l’Occident au moyen de l’économie, de sortir des millions de personnes de la pauvreté, de reproduire la prouesse de modernisation et de progrès du Japon sous l’ère Meiji. Telle était son analyse extrêmement lucide de la situation.
Le guide de la révolution de Mars, qui passe tout son temps à s’attaquer à l’œuvre du Président Macky Sall, devrait faire comme Deng Xiaoping, à savoir se tourner vers l’avenir, arrêter de faire de la haine un instrument politique, et de se comporter enfin comme celui qui incarne une bonne partie du pouvoir politique. Entre le Sichuanais et le Patriote à la langue déliée -je ne pousserai pas mon imagination jusqu’à oser comparer les deux hommes-, le premier a permis à un immense pays, totalement dévasté, humilié, replié sur lui-même des siècles durant, lourdement tombé de son piédestal, de conjurer la pauvreté en une génération ; le second, le Premier ministre qui ne travaille pas pour le président de la République, en revanche, a hérité d’un Etat sérieux et crédible et, en seulement 18 mois, il est en train de faire de celui-ci un Etat quasiment faussaire dont les chiffres officiels sont scrutés avec la plus grande circonspection. Puisque son Administration a été discréditée par le chef du gouvernement lui-même. De fait, le choix des dirigeants est toujours déterminant dans l’histoire d’un peuple. Une question, peut-être impie, me vient à l’esprit : le Premier ministre Ousmane Sonko, qui est un grand révolutionnaire sénégalais du XXIe siècle, peut-il faire comme Deng Xiaoping pour nous dépêtrer de cette mauvaise ambiance économique ?
NOTE :
(1)- Pour une archéologie de la trajectoire orageuse de la Chine, voir l’essai qui clôt la tétralogie magistrale de Amin Maalouf : Le Labyrinthe des égarés : L’Occident et ses adversaires, Paris, Grasset, 2023, 448 pages. Notamment le troisième chapitre, intitulé «Une si longue marche».
Par Baba DIENG

