État de Droit dans une Justice ridiculisée

Le 20 mai 2025, le juge d’instruction du 3e Cabinet du Tribunal de Dakar a inculpé une seconde fois le chroniqueur Abdou Nguer pour diffusion de fausses nouvelles, offense au chef de l’Etat et apologie d’un crime ou délit. Cette inculpation intervient pendant que l’insulteur public Azoura Fall était jugé en flagrant délit pour injures publiques. Le militant de Pastef avait bénéficié d’une liberté provisoire au lendemain de la visite que lui a rendue en prison le Premier ministre Ousmane Sonko, en droite ligne de ce que le président de la République disait lors de sa conférence de presse du 5 avril 2025. Bassirou Diomaye Faye disait qu’il revenait au Peuple de «mettre la pression sur la Justice». Outre cette pression de l’Exécutif, le jeune insulteur a vu ses avocats présenter un certificat médical le présentant comme un individu qui ne jouirait pas de toutes ses facultés mentales, pour le soustraire à la Justice. Le procureur de la République semblait s’opposer à cette liberté provisoire lors de l’audience, mais n’a posé aucun acte dans ce sens. Et lors de la seconde audience, le Ministère public a rejeté la thèse de la démence avancée par les avocats de Azoura Fall, jugeant le certificat médical versé au dossier peu crédible. «Ce document a été établi pendant la garde à vue. On ne peut pas conclure à une démence en vingt minutes», a martelé le représentant du Parquet.
Toute une mise en scène. Et la ficelle est trop grosse pour ne pas voir une Justice à deux vitesses. Celle qui protège les militants de Pastef et celle qui accable les détracteurs du parti au pouvoir. Le concept de «Justice à deux vitesses» désigne une situation où le système judiciaire traite différemment les individus en fonction de leur statut social, économique ou politique. Cela reflète une rupture de l’idéal d’égalité devant la loi, créant une perception d’injustice et d’iniquité dans le fonctionnement judiciaire. Dans un tel contexte, certaines catégories de personnes proches de Pastef semblent bénéficier d’un traitement privilégié, qu’il s’agisse d’une indulgence accrue ou d’un accès plus rapide aux mécanismes de défense légale. A l’opposé, les citoyens catégorisés non militants de Pastef se retrouvent confrontés à des délais interminables, une sévérité disproportionnée ou une absence de moyens pour défendre leurs droits de manière équitable. Assane Diouf croupit en prison, son dossier mis en instruction, pour le même délit pour lequel Azoura Fall est traduit en flagrant délit. Le jeune Abdou Nguer a aussi un dossier en instruction, là où Arona Niang est déjà jugé et libéré. «L’article 80 est une hérésie juridique qui doit disparaître de notre corpus pénal. Celui qui est allergique à la critique ne doit même pas diriger une famille ou un parti, a fortiori un Etat», disait Ousmane Sonko sur son compte Twitter en 2020. Une façon pour l’opposant d’alors d’interpeller le chef de l’Etat pour lui indiquer que cet article n’est plus d’actualité et qu’il doit disparaître de la Constitution. Aujourd’hui, il promet une politique de «zéro tolérance» qui ne s’applique qu’aux détracteurs de Pastef.
Cette évidence d’une Justice à deux vitesses sape les bases mêmes de l’Etat de Droit qui repose sur la transparence, l’impartialité et l’universalité des normes juridiques. Elle érode la confiance des citoyens dans les institutions et engendre un sentiment d’impuissance face à un système perçu comme largement manipulable par les puissants au pouvoir. La Justice, qui devrait être un pilier de la société, est perçue par les Sénégalais comme un échec ou une source de moqueries. «On a combattu une Justice instrumentalisée ; elle est maintenant ridiculisée», dira Ibrahima Hamidou Dème, ancien magistrat, qui a appelé «à une réforme de la Justice pour en faire un véritable pilier de la démocratie et de l’Etat de Droit, au service de la vérité, des libertés fondamentales et de l’intérêt général. C’est pourquoi l’urgence réside dans la réforme effective de la Justice dont nos gouvernants ne montrent, pour le moment, aucun empressement».
C’est dans ce contexte que la décision récente de la Cour suprême d’annuler partiellement le décret relatif à la nomination des membres de la Commission électorale nationale autonome (Cena) peut être vue comme une tentative de restauration d’une certaine impartialité ou de l’Etat de Droit. En effet, la Cour suprême a retoqué le décret 2023-2152. En effet, parmi les 12 membres de cette institution importante dans le dispositif de supervision des élections, figuraient deux personnalités dont le passé politique était manifeste.
Un recours fut envisagé par toute la classe politique. C’est finalement celui déposé par Ndiaga Sylla, expert électoral, et Me Abdoulaye Tine, président de parti politique et ancien candidat à la Présidentielle, qui va aboutir à cette décision. Leur requête visait à assurer «le respect des critères de l’impartialité et de la jurisprudence», considérant que le droit électoral doit s’affranchir de toute influence.
Avant cet arrêt de la Cour suprême, il y avait l’annulation de la loi dite «interprétative» de la loi d’amnistie de 2024. «Dans son rôle de garant de la conformité des lois à la Charte fondamentale, le Conseil constitutionnel vient de réaffirmer, après sa décision historique sur le report de l’élection présidentielle, sa mission de gardien vigilant de la suprématie de la Constitution. Le parti Pastef et son leader, pensant que la communication peut faire admettre tout et son contraire, tentent en vain de réinterpréter une décision pourtant limpide. Même l’esprit le moins averti comprend que cette décision a censuré l’article 1er, essence de cette loi scélérate dite «interprétative». Il ne reste plus qu’à respecter les règles du jeu démocratique et à tirer toutes les leçons de cette faillite législative et morale», disait le juge Dème.
Cependant, les critiques observées dans d’autres affaires montrent que ces initiatives isolées ne suffisent pas à dissiper la perception d’un système biaisé. Khadim Ba est aujourd’hui poursuivi dans un dossier dans lequel il n’est pas l’interlocuteur de la Douane sénégalaise. En effet, c’est Dermond Africa qui est «importateur (vendeur local)». De ce point de vue, Dermond Africa n’est pas importateur des marchandises, mais prestataire de service en tant que représentant de Dermond Fze. Dermond Africa ne saurait alors être l’interlocuteur des services des Douanes. M. Ba est accusé de fraude douanière sur la base d’importations bien réelles et confirmées. Mais le procès-verbal parle de «factures sur la base d’importations virtuelles».
Samuel Sarr attend toujours une liberté provisoire alors qu’un rapport de contre-expertise l’a totalement blanchi des accusations d’abus de biens sociaux. Lat Diop est aujourd’hui dans les liens de la détention malgré l’arrêt de la Chambre d’accusation du Pool judiciaire financier (Pjf) qui a quasiment faire fondre les accusations du Procureur financier à son encontre. Et cette semaine, l’ancienne ministre Aïssatou Sophie Gladima est placée sous mandat de dépôt sur un dossier où le matériel supposé être détourné est disponible et constaté par un huissier, et le fournisseur a écrit pour restituer l’argent au Trésor après qu’il a eu à constater la non-disponibilité d’une assiette foncière devant servir à la construction d’un centre de gravimétrie pour les orpailleurs de Kédougou.
L’appel des citoyens au respect des standards internationaux et des codes électoraux souligne une prise de conscience croissante quant à la nécessité d’un cadre légal véritablement impartial et efficace. Ainsi, affirmer que «la Justice à deux vitesses est plus que perceptible… elle est devenue évidente» traduit une exaspération envers des dysfonctionnements systémiques sur lesquelles universitaires, organisations de défense des droits humains gardent aujourd’hui le silence alors que sous l’ancien pouvoir, ils étaient les plus audibles dès le premier dérapage. Cela engage une réflexion collective sur les réformes nécessaires pour garantir que le principe fondamental d’équité ne demeure pas une simple aspiration, mais devienne une réalité tangible.