Dans un Etat moderne fondé sur la transparence, la redevabilité et la performance, les corps de contrôle et d’évaluation jouent un rôle fondamental. Ils incarnent l’autorité morale de l’Etat face aux dérives, assurent la discipline budgétaire et veillent à l’orthodoxie de l’action publique. Mais une vérité s’impose de plus en plus avec force : il faut aussi évaluer les évaluateurs. Il faut faire l’évaluation (méta) des évaluations. Cette exigence, longtemps reléguée au second plan, devient un impératif stratégique pour renforcer la qualité de la gou­vernance et restaurer la con­fiance entre l’Etat et les cito­yens.
I. Les corps de contrôle : un rôle crucial mais à réinterroger, et des angles morts à éclairer
Le Sénégal dispose de plusieurs organes de contrôle et d’évaluation : l’Inspection générale d’Etat (Ige), la Cour des comptes, le Bureau organisation et méthodes (Bom), l’Inspection générale des finances (Igf), l’Ofnac, les inspections techniques ministérielles, sans oublier la Com­mission nationale de lutte contre la fraude et la corruption, la Centif, la Direction du contrôle financier, etc. Ces entités produisent régulièrement des rapports, formulent des recommandations et proposent des correctifs aux dysfonctionnements observés dans la gestion publique.
Cependant, la portée de leur action reste souvent limitée, leurs travaux peinent à transformer durablement les pratiques, et l’impact réel de leurs recommandations n’est ni mesuré ni rendu public. Certaines institutions souffrent de déficit d’indépendance, de moyens limités, de chevauchements de compétence ou de méthodes obsolètes.
Evaluer les corps de contrôle, c’est poser des questions essentielles, souvent taboues ou esquivées :
Leurs méthodes sont-elles rigoureuses, équitables, modernes ? Leur travail contribue-t-il effectivement à améliorer la qualité de la dépense publique et la performance des administrations ? Ont-ils vraiment les moyens humains, logistiques et technologiques adaptés à la complexité des missions de l’Etat ? Sont-ils évalués sur leurs propres résultats ? Leurs rapports débouchent-ils systématiquement sur des actions concrètes, des réformes, des sanctions, des réparations ou des changements systémiques ?
Dans de nombreux cas, les recommandations formulées ne sont ni suivies, ni mises en œuvre, ni soumises à une obligation de réponse, et leur publication reste discrétionnaire. Cela crée un déficit d’impact et alimente une forme de bureaucratie du contrôle où la production de rapports devient une fin en soi. Par exemple, dans le rapport de la Cour des comptes sur les «Fonds Covid», il est nécessaire (et salutaire) de relever et sanctionner tous les détournements et fautes de gestion. Mais a-t-on fait une vraie évaluation du Programme de résilience économique (Pres) quant à son opportunité, son efficacité, son efficience ? Plus généralement, sommes-nous prêts à faire face à la prochaine pandémie et ses conséquences économiques et sociales ?
II. Confusions sémantiques
Camus rappelle que «mal nommer les choses, c’est rajouter au malheur du monde». Mal­heureusement, il y a une grande confusion sémantique entre contrôle, audit, suivi-évaluation et évaluation des politiques pu­bliques. Malheureu­sement, ni journalistes ni décideurs ne procèdent aux nécessaires clarifications conceptuelles. Or, ces termes, souvent amalgamés, renvoient à des logiques, des finalités et des méthodologies distinctes.
Le contrôle désigne une activité de vérification «a posteriori» visant à s’assurer du respect des normes, procédures ou objectifs fixés. Il est généralement «normatif» (ex. : contrôle de légalité) et opérationnel, centré sur la conformité des actions aux règles établies. Sa temporalité est ponctuelle et sa portée restrictive.
L’audit, souvent confondu avec le contrôle, se distingue par sa dimension «systémique» et analytique. Qu’il soit interne (amélioration continue) ou externe (redevabilité), il examine non seulement la conformité, mais aussi l’efficience (rapport moyens/résultats) et l’efficacité (atteinte des objectifs). L’audit intègre parfois une perspective stratégique, sans se limiter à la correction des écarts.
Le suivi-évaluation combine deux temporalités. Le «suivi» (monitoring) est un processus continu de collecte de données pour mesurer les progrès d’un projet ou d’une politique en temps réel. Quant à l’évaluation (dans ce binôme), elle est périodique et porte sur les résultats intermédiaires, ajustant la mise en œuvre. Cet outil est opérationnel, axé sur l’apprentissage et l’adaptation.
Enfin, l’évaluation des politiques publiques se situe à un niveau «méta». Elle analyse les impacts globaux d’une politique, sa cohérence, sa pertinence (adéquation aux besoins) et sa durabilité, via des méthodes mixtes (quantitatives, qualitatives). Elle est «indépendante», souvent ex-post et nourrit la décision politique en identifiant des causalités (via des approches contrefactuelles, par ex.).
Les confusions font qu’un audit perçu comme un contrôle peut réduire sa portée stratégique. Le suivi confondu avec l’évaluation néglige l’analyse critique des impacts, et l’évaluation réduite à un exercice de conformité évacue la réflexion sur la valeur publique créée. Leur clarification est essentielle pour optimiser l’allocation des ressources, renforcer la transparence et légitimer l’action publique.
Ces outils, distincts mais complémentaires, structurent une «boucle vertueuse d’intelligence publique» : le contrôle sécurise le cadre, l’audit optimise les systèmes, le suivi pilote l’action et l’évaluation éclaire la décision publique. Les confondre, c’est risquer de «mesurer sans comprendre» ou de «juger sans améliorer».
III. Propositions pour une réforme ambitieuse et systémique au Sénégal
A l’échelle internationale, les institutions supérieures de contrôle ont connu de profondes transformations :
Le Royaume-Uni a mis en place un National Audit Office indépendant qui publie des rapports d’évaluation d’impact des politiques publiques en lien avec le Parlement. Le *Canada a adopté une approche fondée sur les résultats, avec des audits de performance couplés à des mécanismes d’amélioration continue. La Corée du Sud et le Chili ont institutionnalisé des agences indépendantes d’évaluation des politiques publiques, dotées d’outils numériques de suivi, d’analyse comparative (benchmarking) et de participation citoyenne.
La France, à travers la Cour des comptes et les inspections générales, a renforcé les audits de performance, la dématérialisation des rapports et la publication systématique des observations avec suivi public des suites données.
Le moment est venu de bâtir un écosystème de contrôle et d’évaluation performant, mo­derne, transparent et axé sur les résultats. Modestement, nous proposons onze recommandations stra­tégiques :
1. Institutionnaliser un mécanisme de coordination et de mutualisation des corps de contrôle. Leurs représentants pourraient se retrouver autour d’un Conseil supérieur de la performance publique (Cspp) indépendant ou rattaché au Parlement. Cette dernière autorité pourrait regrouper les représentants de tous les pouvoirs (Législatif, Exécutif et Judi­ciaire), ainsi que la Société civile.
2. Créer un Système national intégré de suivi des recommandations issues des audits et des évaluations, accessible au public, avec un tableau de bord et des indicateurs de mise en œuvre et des délais.
3. Adopter et vulgariser une charte nationale de l’évaluation publique, harmonisant les méthodes, les critères d’impact, les formats de rapport et les obligations de publication.
4. Professionnaliser les métiers de l’audit et du contrôle, avec des référentiels de compétence, des certifications, une formation continue obligatoire. SenEval (Association sénégalaise de l’évaluation) a une carte à jouer.
5. Instaurer une obligation de réponse publique aux audits pour toutes les entités contrôlées, avec transmission au Parlement et à la Société civile.
6. Renforcer les moyens humains, logistiques et technologiques des organes de contrôle existants, en particulier pour l’Ige, le Bom et les inspections internes.
7. Valoriser les missions d’audit et de contrôle comme instruments d’aide à la décision stratégique, et non comme des outils de sanction administrative ou, pire, comme des moyens de rétorsion politique ou politicienne.
8. Mettre en place des audits de performance transversaux, couvrant des politiques publi­ques globales (éducation, santé, sécurité, climat), et non seulement des entités administratives.
9. Renforcer le rôle du Par­lement dans ses missions d’évaluation des politiques publiques et mieux inclure la Société civile dans la lecture, la discussion et le suivi des rapports.
10. Encourager des revues croisées avec des corps de contrôle étrangers (peer review) ou internationaux pour favoriser l’auto-évaluation et l’amélioration continue.
11. Appliquer, de manière sincère, les principes souvent déclarés mais rarement appliqués de gestion axée sur les résultats. Les budgets-programmes et la performance publique ne doivent pas être que des slogans.
Conclusion : susciter une culture de la redevabilité au Sénégal
La redevabilité ne se décrète pas. Elle s’organise, se pratique et se transmet. Le Sénégal gagnerait à faire des corps de contrôle non pas des vigiles isolés, mais les vigies d’un Etat plus efficace, plus éthique, plus orienté vers les résultats. Cela suppose une volonté politique sincère et forte, une réforme méthodique et une participation active des citoyens.
Le contrôle public doit quitter le modèle du gendarme et du rapport poussiéreux pour devenir un levier stratégique de transformation. C’est tout l’esprit du Jub-Jubal-Jubanti. Cette transformation passe nécessairement par la sincérité d’un Etat qui accepte de se regarder en face, y compris à travers le miroir de ses propres inspecteurs.
Dans un pays dit de croyants, cette culture de la redevabilité devait être inscrite dans tous les actes de la gestion publique, car le hadith dit que «vous êtes tous comme des bergers et vous êtes responsables de l’objet de votre garde». D’ailleurs, «quiconque fait un bien, fût-ce du poids d’un atome, le verra, et quiconque fait un mal, fût-ce du poids d’un atome, le verra» (Coran 99 / 7-8). Mais, en attendant le Jugement dernier, celui des hommes et de la Nation devrait être permanent, systématique, préventif et prévenant…
Oumar BA
Urbaniste/Citoyen sénégalais
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