Si Ousmane Sembène est considéré comme un des pères du cinéma africain, Safi Faye en est sans conteste la mère. Eloignée des caméras depuis quelques années, la première femme réalisatrice d’Afrique a accepté de sortir de sa retraite volontaire pour participer à la 4e Edition du Festival du film documentaire de Saint-Louis dont elle est l’invitée d’honneur. Ce mercredi, elle a animé un Master class autour de son film Lettre paysanne. Safi Faye a exhorté la jeune génération de cinéastes à «oser».

Depuis plusieurs années, la réalisatrice, Safi Faye, s’était écartée des projecteurs. Loin des festivals et encore plus éloignée des medias, celle qui est la première femme réalisatrice d’Afri­que vivait paisiblement entre la France et le Sénégal. Mais depuis cette semaine, Saint-Louis, la ville patrimoine, accueille la réalisatrice dans le cadre de la 4e Edition du Festival du film documentaire de Saint-Louis.
Invitée d’honneur du festival, Mme Safi Faye a répondu à une invitation épistolaire du responsable pédagogique du Master de réalisation documentaire de l’Ufr Civilisation, religion, art et culture (Crac) de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Ugb). Dans sa lettre, Mamadou Sellou Diallo exhorte l’illustre aînée à se faire connaître de cette nouvelle génération de jeunes cinéastes qui, depuis 2003, construisent un nouveau regard et un nouvel imaginaire sur l’écran. «Pour de nombreux enfants d’Afrique qui ont décidé de faire du cinéma documentaire avec la pleine conscience qu’il y a une nécessité absolue à réélaborer un langage qui s’adresse de nouveau à nos sociétés et de donner autrement des nouvelles de l’Afrique au monde, ce serait un honneur que de vous recevoir.»
Sensible à ces mots, Mme Faye a ainsi accepté de venir présenter son film Lettre paysanne (Kaddu baykat) aux jeunes étudiants en cinéma de ce département. Le Master class, qui a eu lieu à l’Ugb avec des jeunes avides d’apprendre de son expérience, a finalement tourné à l’échange inter-générationnelle. «Osez !», c’est le viatique que Mme Safi Faye a donné à ces jeunes étudiants. «Je vous encourage à oser imaginer. Vous êtes libres de faire ce que vous voulez», exhorte Mme Faye devant des étudiants tombés sous le charme de ce film d’anthologie réalisé en 1972. «C’est un film très militant et politique qui a été censuré et dont la fin est prémonitoire», souligne Mamadou Sellou Diallo. En effet, dans «Kaddu baykat», Safi Faye dépeint les maux d’une paysannerie sénégalaise ployant sous le joug d’un système agricole dominé par la culture arachidière. «La seule utilité de l’arachide, c’est de payer les impôts», s’indigne un paysan assis sous l’arbre à palabres. «L’arachide nous nuit», ajoute un autre.
Avec les sècheresses des an­nées 70, les conséquences dans le monde paysan sont dévastatrices. Des greniers vides qui n’empêcheront pas l’Etat de réclamer aux paysans le paiement des dettes de campagne. «C’est du réalisme. On avait saupoudré les paysans de pesticides et ç’avait fait scandale», se rappelle Dr Saliou Ndour de l’Ufr Crac. A la fin du film, un des personnages, Ngor, contraint d’aller chercher du travail en ville pour espérer payer la dot qui lui permettra d’épouser sa fiancée Coumba, s’adresse aux villageois en les exhortant à rester dans leurs terroirs «plus beaux et plus sereins que la grande ville». Ce qui fait dire au Dr Ndour que ce «film est fabuleux, pose les prémices de ce mouvement d’exode rural dont les conséquences continuent encore à se faire sentir  aujourd’hui». «Ce que les pays africains vivent dans les années 70, ne diffère en rien de ce qui se passe actuellement. L’Etat est le premier ennemi par son mode de fonctionnement extraverti», estime pour sa part Abdoulaye, étudiant de l’Ufr Crac.

Une dernière œuvre
Institutrice, Safi Faye entame simultanément des études d’ethnologie à la Sorbonne et des études de cinéma pédagogie à Louis Lumière de Paris. «Après le Festival mondial des arts nègres de Dakar en 1966, tous les intellectuels parlaient d’une Afrique que je ne connaissais pas. Je n’avais jamais eu de professeurs noirs. Et j’ai voulu aller à la Sorbonne pour connaître d’où je venais. Je me suis mise à apprendre l’anthropologie et l’ethnologie. Et je voyais ma communauté qui me racontait toujours le côté négatif de la paysannerie. Dans le film, ils répètent ce qu’ils me disaient», explique-t-elle aux étudiants. Des images qui parlent, des images saisissantes que la réalisatrice dit avoir filmées «pour permettre à sa mère analphabète de lire les images».
Profondément ancrée dans ses traditions sérères, Safi Faye puise dans ce vivier pour explorer et partager le vécu de la paysannerie sénégalaise. «Quand mon père parle, j’écoute. C’est pour ça que vous verrez beaucoup de plans fixes dans le film», explique-t-elle. Eloignée du monde cinématographique depuis quelques années, Safi Faye ne compte pas ranger sa caméra avant de donner à la postérité une ultime œuvre. «Mon projet actuel, c’est de parler d’où je viens. Je veux faire mon parcours depuis que je suis née à la Gueule-Tapée. Ensuite, j’arrête», dit-elle aux jeunes étudiants, tombés sous le charme de cette «mère du cinéma africain».
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