Avec l’exposition «Six continents et plus», le musée français s’inspire de la philosophie humaniste prêchée par Nelson Mandela et Desmond Tutu, pour évoquer les temps présents et faire dialoguer entre eux des artistes contemporains de tous horizons.

Il faut prendre le temps d’aller visiter les six expositions qui composent, au Palais de Tokyo à Paris, la saison artistique intitulée «Six continents et plus». Pour une raison simple : les artistes qui y sont présentés, dans leur grande majorité, proposent un regard décentré sur le monde, un regard qui permet de s’écarter des sentiers battus pour mieux distinguer ce que nous sommes aujourd’hui, dans notre ensemble, dans nos différences tantôt fécondes, tantôt mortifères. Dans un monde où les centres de décision et de pouvoir ne changent guère, quoi qu’on en dise, faire un pas de côté peut se révéler salvateur. Et c’est bien ce que propose le plasticien Serge Alain Nitegeka, dès le seuil de l’une des six exposi­tions, Ubuntu, un rêve lucide. Son œuvre Inconvenient de­marcation, monumentale ins­tallation de bois noir, force les visiteurs à contourner l’entrée habituelle de l’espace d’exposition et ressentir, dans ce mouvement, une contrainte à la fois douce et inévitable. Comme l’écrit Marie-Ann Yem­si, la commissaire d’Ubuntu, «Serge Alain Nitegeka joue sur la sensation déstabilisante d’enfermement, alors même que l’espace est ouvert dans les limites du lieu d’exposition. Par cette expérience métaphorique de contrainte des corps, cette installation vient rappeler le vécu de l’artiste et celui des personnes réfugiées ou déplacées». Ici, nous sommes tous des déplacés, des réfugiés ou des exclus.

Boas sans tête et écailles de faux ongles
Si les artistes présentés dans Ubuntu sont radicalement différents, tant dans leurs approches des matériaux et des médiums que dans leurs démarches, ils ont en partage le fait d’être peu connus en France et surtout, d’inviter au déséquilibre, à l’interrogation, la remise en cause. Ainsi, une fois passé l’entrée de l’exposition revue et corrigée par Nitegeka, le visiteur fait face à d’énormes boas sans tête, enroulés sur eux-mêmes et arborant de chatoyantes couleurs. Dans quel monde miraculeux ou effrayant sommes-nous entrés ? Une jungle ? Un mythe biblique ? En s’approchant d’un peu plus près des œuvres de la Sud-Africaine Frances Goodman, il apparaît que les écailles de ces séduisants serpents sont des faux ongles, collés les uns aux autres… Pour bien visiter Ubuntu, il faut accepter d’être sans cesse dérangé et bousculé, accepter d’être «autre». «Dans l’exposition, le processus de mise en commun s’effectue souvent par une quête de l’intelligence sensible dans et à travers la dimension «éprouvante» de nombreuses œuvres, qui opèrent en sollicitant activement le corps des visiteurs. Il s’agit pour ces artistes, de s’inscrire dans une nouvelle combinatoire de l’échange et de la réciprocité, d’aménager une place, de garantir une présence, de réordonner son corps, et surtout de reconstituer une mé­moire», écrit Marie-Ann Yemsi.
Si certains travaux sont assez attendus et didactiques, com­me l’œuvre du Zimbabwéen Kudzanai Chiurai, The library of things we forgot to remember, dénonçant les diverses formes de l’oppression occidentale, d’autres proposent des approches esthétiques et sensorielles, autrement plus subtiles. C’est en particulier le cas des peintures du Kenyan Michael Armitage, très remarquées lors de la dernière Biennale de Venise (Italie), en 2019. Réalisées sur du tissu d’écorce de lubugo, les toiles suturées et comme cicatrisées invitent à s’interroger à la fois sur ce qu’elles représentent et sur ce qu’elles portent comme douleurs enfouies. «Archiviste de faits contemporains, Michael Armitage entrelace dans ses peintures et ses dessins, de multiples récits et points de vue pour explorer des «histoires culturelles» parallèles. L’iconographie visuelle de l’Afrique de l’Est est omniprésente dans ses paysages composés à partir de mythes, d’images glanées sur internet et de sa propre mémoire. Faits divers, faits politiques, leur lecture n’est jamais univoque», écrit encore Marie-Ann Yemsi.

Il en va de même pour les superbes toiles –Atom- de la Zimbabwéenne Kudzanai-Violet Hwami, constituées de quatre panneaux distincts, agencés ensemble, et d’images elles aussi glanées sur internet ou dans la vie de l’artiste. Cette dernière s’y interroge sur sa place au sein de l’humanité, sur ces autres qui font partie d’elle-même, en référence aux vers de Walt Whitman : «I celebrate myself and sing myself, / And what I assume, you shall assume / For every atom belonging to me as good, belongs to you». La philosophie à laquelle renvoie le terme d’Ubuntu, pourrait ainsi être traduite par : «Nous sommes tous les atomes d’une même humanité.»

Herbier poétique et politique en broderies
Il serait possible de poursuivre plus avant la visite d’Ubuntu, un rêve lucide, mais il faut garder quelques mots pour les autres espaces d’expositions du Palais de Tokyo qui, eux aussi, invitent au pas de côté. En particulier pour la salle passionnante consacrée à la pionnière du cinéma africain, Sarah Maldoror (Sarah Maldoror, Cinéma tricontinental), qui, outre des extraits de films, présente des œuvres d’artistes tels que le Cubain Wifredo Lam, la Franco-Gabonaise Maya Mi­hin­dou, la Canadienne d’origine tanzanienne, Kapwani Ki­wanga, ou la Française d’origine camerounaise, Anna Tjé. Les autres espaces sont consacrés au Guadeloupéen Jay Ramier -Keep the Fire Burning (Gadé Difé Limé)-, pionnier du hip-hop hexagonal, au Brésilien Maxwell Alexandre -New Power-, qui travaille sur la représentation des populations afro-descendantes, à la Séné­galaise Aïda Bruyère -Never Again-, qui s’intéresse «aux constructions des identités dans l’espace social». Mais s’il est une salle à ne pas manquer, c’est surtout celle consacrée au travail de l’Australien Jonathan Jones, pour sa beauté et sa puissance phénoménale. (…)
Jeune Afrique