La biennale se fait dans l’esprit du sillage. Des terres se déchirent, fécondées par des eaux désireuses de faire un travail de mémoire. Des terres se déchirent et des racines d’Inde et de Guadeloupe offrent à Dakar un arbre d’universalité. L’arbre est de chair et d’os. Elle a créé et elle a parlé. Ecoutons ses silences.Par Moussa SECK –

Il y a des silences. Ceux de photos familiales, en noir-et-blanc et de couleurs. Il y a de la couleur dans le noir et le blanc : celle des parures autour du cou, qui pendent des cheveux, qui trônent sur le front. Il y a du style dans les couleurs : sari aux bordures dorées, vivacité des ors, enrôlement de vifs saris autour de corps éternisés dans l’étoffe du temps par le flash. Sari, couleurs, Inde. Inde, à Dakar ? L’Inde est là, qui se lit dans des yeux aussi gros que le monde, d’une femme qui fixe ces Dakarois et ces autres venus contempler. Venus la contempler, Na­thalie Vairac, à travers son œuvre. Venus la contempler dans ce qu’elle a d’Inde, de par sa mère, dans ce qu’elle a de Guadeloupe de par son père, dans ce qu’elle a de riche par ses et ces mélanges.
Silences ! Celui des photos, celui du Raw Material qui accueille. Murmures ! Ceux qui évoquent Bordeaux et Saigon, qui percent les murs du Raw : Mutikkappatāta, ce sont des silences photographiés, les murmures lus par, entre autres, Felwine Sarr. C’est, aussi, «des sons flous et épais», écrits au laser sur du métal, offert au tableau des murs, et qui «deviennent des pas, du chiendent, du fumier, de l’histoire, de la violence inscrite dans la chair».

«Les silences sont pleins»
Silences, murmures, des murs qui portent les chapitres qui font son histoire. L’artiste, la voilà qui entre dans l’espace à elle, à son ouvrage, réservé. De l’encens, avec elle. Chaussures, sans. La terre de la mémoire est sacrée : encens, sans sandales, on y entre en pèlerin, on s’y sent en archéologue des profondeurs de l’humain. Nathalie Vairac est au milieu de la pièce. A sa droite, des pièces qui disent ses origines guadeloupéennes. A sa gauche, d’autres qui racontent ses origines indiennes. Nathalie est au milieu de la pièce, comme Vairac est à la confluence des mille mers venues de mille sources qui font sa spécificité (on a écrit puis supprimé «unicité». Quelqu’un pourrait dire «blas­phème, haraaaam». Bon…. Silence, Nathalie s’exprime : «Les silences sont pleins, comme les vides en musique font sortir les notes.» Ils aident à mûrir des choses qui sont de l’ordre de l’intime qui, une fois cueillies des entrailles de l’être, peuvent se faire universelles. Silence, Nathalie s’exprime : ce qui s’expose à cette Biennale de 2024, «ce sont tous les silences que j’ai tus pendant que je questionnais mon identité, sans en parler à ce moment-là, qui me torturaient à l’intérieur et étaient des appels pour que j’arrive à faire monde».

«Bah, j’ai fait un chemin»
Nathalie, au centre de son expo. Vairac, à la confluence de ses sources qui douchent ses racines et font d’elle une superposition d’identités assumées au nom de l’universalité. Il y a aujourd’hui du blanc qui se mélange au noir de sa chevelure. Timidement. La fille des années 70 françaises qu’on catégorisait «négresse» et «noiraude», et qui ne trouvait pas encore sa communauté, n’est plus : elle est devenue une de ces briques qui ont fait, construit une somme d’art et d’humanisme que le monde connaît aujourd’hui. Autre rejet, celui de l’Inde de la mère. «Bah, j’ai fait un chemin», partage Nathalie. «Pour m’apaiser, pour me guérir, pour donner du sens. Et puis les années sont passées. Il n’y a plus l’état de souffrance. Dieu merci, heureusement qu’aujourd’hui je suis juste heureuse d’être celle que je suis.» Heureuse d’être  celle qu’elle est, Vairac. Sa voix le dit, le calme qui en émane le confirme, la sérénité dans la posture y apporte son argument, le sourire dans le regard couronne le tout. «Bah, j’ai fait un chemin…»

Chemin de silence, dans les sentiers de la reconquête, pour faire son ndëpp personnel. Il fallait bien s’exorciser des démons de la dépossession dont les arrière-arrière-arrière-grands-parents d’Inde et de Guadeloupe ont été victimes. Sur un mur avec une couleur qui tend vers le sang, des archives. Un acte de renonciation : plus de nom indien, on devient catholique et français. Dépossession aussi, côte guadeloupéenne. Près de l’acte de cession et autres archives coloniales qui disent la dépossession, Nathalie Vairac a déplié une carte. Flashback : on est en 1878, face au croquis «de tous les flux des colonies françaises». Un ndëpp suppose du sang, du bœuf, du sacrifice. Du rouge. Pour cette fois, juste un feutre rouge, à poser sur les archives, pour corriger : «Vous leur avez demandé de renoncer à leur identité, à leur nom. Vous les avez convertis. Vous ne saviez pas que l’arrière-arrière-arrière-petite-fille vous dénoncerait.»

Nathalie Vairac touche du doigt les zones géographiques qui composent son histoire, avant de dire : «Et je vis ici.» Ici, Dakar. Ici, la chute. La chute, peut-être pas. En plus d’être comme Jiddu Krishnamurti, un ténor du silence, Nathalie a ceci de commun avec Bachir Diagne que sa fidélité à hier s’organise autour du mouvement. Moving forward ! Ceux d’hier ont traversé, «j’ai traversé, j’espère que nous traverserons le voyage des mémoires ancestrales». Ces traversées qui ont leur élan dans le passé et leur destination dans le futur, obligent leurs acteurs à devenir des êtres tentaculaires. Comme ce rhizome qui revient dans un des textes qui peuplent le travail de Nathalie. «On a déjà dans l’histoire tellement vu l’humanité souffrir dès qu’on fait des différences, dès qu’on sépare, dès qu’on ne veut pas de l’autre parce qu’il serait différent de nous. Je pense qu’on est plus métissés qu’on ne le croit déjà par l’histoire, par les mouvements migratoires qui ont eu lieu dans tout ce qui nous a précédés», souligne cette artiste. Qui poursuit : «Et je crois que faire Monde et faire Humanité, c’est faire ensemble quelque chose qui me touche énormément ici depuis mon arrivée. C’est comment les deux communautés, catholique et musulmane, ont toujours célébré les fêtes ensemble.» Nul n’oublie le plat de l’autre, «et je crois que c’est un exemple pour toute l’Humanité». Il faut cela, afin de «faire rhizome pour demain»…

Vers l’infini
Faire rhizome pour demain : travail de mémoire. Faire rhizome pour demain : crier en silence, se construire dans la déchirure, s’ouvrir au monde. Faire rhizome pour demain : un projet individuel parce que destiné au collectif. Quelque chose qu’aucune âme ne réussira seule. Quelque chose qui a besoin des brides d’âmes venant de partout pour enfanter d’une qui soit collective. Et c’est peut-être cela, le sens de Mutikkappatāta que Nathalie Vairac rend par «Inachevée». «Mutikkappatāta, c’est vraiment tout l’infini, toutes les choses qu’on continuera à questionner.» Le pont de papa de Guadeloupe qui ne connaît l’Inde et maman d’Inde qui ne connaît la Guadeloupe n’a peut-être pris la forme qu’ils voulaient. Inachevé. Mais, achevé. Il y a eu une Nathalie Vairac et un frère qui sont une synthèse improbable de deux univers que tout était prêt à séparer.