«Le Muntu est l’homme dans la condition africaine et qui doit s’affirmer en surmontant ce qui conteste son humanité et la met en péril. C’est à lui de faire l’évaluation de sa situation, de ce avec quoi et contre quoi il a à compter pour se faire une place, sa place dans un monde commun, dans le dialogue des lieux en quoi il consiste concrètement.»
C’est l’auteur de ces paroles, lui, Eboussi Boulaga, le philosophe du Muntu, qui nous a fait aimer la philosophie africaine. A distance, son nom sonnait bizarre et en même temps nous apprenait à penser et philosopher par les textes et les extraits. En effet et un jour viendra quelqu’un écrira : «La philosophie par les extraits et les manuels.» Quoi que l’on dise, la philosophie est une discipline rigoureuse qui s’apprend par l’exercice et la fréquentation régulière et permanente des textes. Une manière d’entretenir l’amour de la sagesse. Les «Normaliens» précepteurs des classes terminales n’ont pas tort. Ils se sont toujours faits fort de dire aux disciples de s’exercer à frotter leur jeune esprit aux rugueux extraits des textes de Edmund Husserl, Frederich Hegel ou Jacques Derrida.
Il faut d’abord apprendre à philosopher avec les auteurs réputés difficiles ou hermétiques avant de faire du militantisme intellectuel, chose commune du reste. Le dangereux renversement de la perspective éducationnelle fait qu’aujourd’hui il existe des historiens, des sociologues, des ethnologues, des anthropologues et des critiques littéraires qui sont en meilleure posture philosophique que bien des «philosophes attitrés». Voilà une belle manière de mourir en philosophie.
On ne dit jamais aux étudiants que soutenir une thèse présuppose que la thèse elle-même ne tient pas a priori (il n’y a pas d’a priori en philosophie), il faut la soutenir, la tenir en bas, lui trouver des fondements, des linéaments subtils ; d’où le questionnement sous forme de problématique. Le problème en philosophie, c’est qu’elle n’a jamais raison. Quel paradoxe ! Avoir raison serait ennuyeux pour une «discipline» fondée sur la rationalité. Mais elle sait que la raison n’est qu’une seule lumière parmi d’autres. Avoir raison en philosophie, c’est regarder d’un seul œil. C’est le borgne qui indique le chemin en ce cas là. Vous voyez ? Voilà un handicap, quel que soit le brio de la rhétorique. Lorsque la philosophie a cessé d’être amour et sagesse (ce n’est que cela), elle est devenue un ensemble de techniques devenues le corpus sclérosé en dehors de quoi aucune philosophie ne peut être. La philosophie devient alors un problème de géo-localisation. Où se trouve alors la philosophie ? Existe-t-il une philosophie diffuse dans les sociétés humaines, comme le pensent les «ethno-philosophes» autrement désignés par Paulin Hountondji comme Alexis Kagame et le révérend père Placide Tempels et même assez loin de nous, Alexis de Tocqueville qui pense que la philosophie est diffuse dans la société américaine ? Certainement que non, selon Marcien Towa.
Nous étions intrigués et admiratifs rien qu’à entendre les noms du triangle philosophique, Fabien Eboussi Boulaga, Paulin Hountondji et Marcien Towa de la bouche pertinente du professeur de philosophie de classe Terminale, le défunt Michel Diouf brutalement arraché à l’affection d’une génération d’élèves aspirants-philosophes à la sagesse socratique. Comment meurt-on en philosophie ? Comment un philosophe meurt-il ? Gilles Deleuze s’est donné la mort, Socrate a bu tranquillement la ciguë, Louis Althusser et Frederich Nietzsche ont sombré dans l’outre-raison appelée vulgairement folie. C’est le philosophe qui meurt ou l’homme qui décède ? Il est à croire que la philosophie peut mourir en l’homme, avec l’homme, si l’on est tenté par le vœu des adeptes du déclin des idoles.
Fabien Eboussi Boulaga n’a jamais été une idole. Il a tenté, selon une perspective quasi-polémique, de dé-fétichiser le christianisme. Pour un prêtre ordonné en 1969, ce fut, dit-on aujourd’hui, un acte de courage, comme si le courage ne venait pas forcément du cœur. C’était en 1970 dans un ouvrage intitulé Christianisme sans fétiches, mais ce fut d’abord le fameux Démission où il appelait au départ progressif des missionnaires qu’il annonçait son prochain retrait de la vie ecclésiastique. En effet, lorsqu’il décida de quitter la compagnie de jésuites en 1980, il «confesse» avoir perdu la foi depuis 1969. Eboussi Boulaga a perdu la foi… en quoi ? Telle est la question. On ne perd pas la foi comme ça. Il est resté un homme de grande conviction, très convaincu des choses et soucieux des êtres, de l’homme bantou, l’Africain, face à la problématique de l’existence dans cette longue période où l’homme africain est confronté à la négation même de sa propre mort ; d’où l’inactualité de son ouvrage liminaire Le bantou problématique. Quant au chef-d’œuvre de la philosophie africaine, La crise du Muntu, le texte dont les extraits sont les plus cités par les potaches africains qui font de l’homme le plus grand philosophe africain tout simplement avant que tous les autres ne s’emparent de ce texte très «dense», touffu même sur la problématique de l’identité surtout dans la pensée post-coloniale. Eboussi Boulaga est omniprésent dans les réflexions de l’historien camerounais Achille Mbembé.
Il y a une verve tranchante et non moins optimiste qui fait plaisir chez Fabien Eboussi Boulaga : «C’est dans notre relation aux autres, y compris à nous-mêmes devenus autres pour nous-mêmes, que nous faisons l’expérience d’échapper à nous-mêmes», dit-il.
S’il fallait conclure, voici ce qu’on dirait à la suite de Fabien Eboussi Boulaga : «Faire acte de pensée et de lucidité, voilà l’essentiel au-delà des étiquetages scolaires, disciplinaires et partisans.»