En Guinée, les forces de défense et de sécurité tuent à balles réelles. C’est une affirmation du chercheur d’Amnesty international, Fabien Offner. Il juge que la situation est déjà «extrêmement» grave et qu’il n’est pas besoin d’attendre qu’elle empire pour essayer de réagir. Ayant enquêté sur les évènements en Guinée, il indique au journal Le Quotidien les risques encourus par Alpha Condé et son camp, avec les nombreuses personnes tuées par les forces de défense et de sécurité. Il parle aussi du rôle que pourrait jouer la Cedeao.

Vous avez mené une en­quête en Guinée sur la crise électorale. L’opposi­tion par­le d’une trentaine de morts, alors que le pouvoir évoque une dizaine. Qu’avez-vous constaté en tant qu’observateur ?
Ce qu’on a observé c’est que le nombre de morts et de blessés était très important, suffisamment important pour que nous n’ayons pas le temps de vérifier tous les morts et blessés potentiels. Et nous avons souhaité sortir un communiqué assez tôt pour alerter l’opinion internationale sur la situation. Ce qui est certain, c’est que le premier bilan qui avait été annoncé par les autorités, de 9 personnes, est largement en deçà du bilan réel. Et comme on l’a déjà dit, c’est difficile de se fier au bilan des autorités comme on l’a montré dans notre rapport publié le 1er octobre, et en partie parce que certains corps sont refusés dans les morgues et que le décompte par les autorités se fait à partir des dépouilles mortelles comptabilisées dans les morgues nationales, notamment à Conakry. C’était le cas les mois précédents, et le bilan de l’opposition est particulièrement élevé. Mais ce qu’on a expliqué, c’est qu’on peut vraisemblablement s’attendre à ce qu’il y ait plusieurs dizaines de morts.

Aujourd’hui, beaucoup prédisent le syndrome ivoirien, c’est-à-dire une guerre ethnique. Avez-vous des craintes par rapport à ça ?
C’est compliqué de parler de craintes par rapport à une guerre civile. Ce qu’il faut dire déjà, c’est que la situation est déjà extrêmement grave et qu’il n’est pas besoin d’attendre qu’elle empire pour essayer de réagir. On est dans une situation où il y a des dizaines de morts depuis plusieurs mois, depuis la décision de Alpha Condé de faire changer la Constitution. Il y a eu plusieurs dizaines de morts depuis l’élection de Condé en 2010. Le problème des homicides illégaux et des personnes tuées lors des manifestations est récurrent et n’a jamais été réglé par Alpha Condé. On voit aujourd’hui que ça ne fait qu’empirer malheureusement. Parler d’une guerre civile, c’est trop tôt. Il faut quand même mentionner que la Guinée est l’un des rares pays justement à n’avoir pas connu de guerre civile depuis son indépendance. C’est indéniablement quelque part une qualité. On peut espérer que la Guinée puisse s’appuyer sur cet aspect positif de son histoire pour éviter de basculer dans quelque chose qui serait beaucoup plus dramatique pour le pays. Ce qui est évident, c’est que malgré tout, le clivage ethnique en Guinée est réel, notamment dans le cas des compétitions électorales. Et l’histoire de la Guinée et la construction des partis politiques, qui est un héritage de la manipulation électorale dont ont toujours fait preuve les dirigeants et les membres de la classe politique, dirigeants comme opposition, à savoir mobiliser les ethnies, qui est le moyen le plus facile pour mobiliser un électorat, n’a pas changé sous Alpha Condé. Cela existe toujours. Dans le cadre de l’opposition, le clivage de l’opposition, de l’Ufdg (Ndlr : Union des forces démocratiques de la Guinée, Parti du principal opposant Cellou Dalein Diallo), c’est toujours des clivages ethniques. Donc on ne peut pas dire aujourd’hui qu’une communauté en particulier est prise pour cible en Guinée au niveau national. C’est faux de dire ça. Mais la configuration politique est faite de telle façon qu’aujourd’hui la plupart des gens qui meurent à Conakry dans les quartiers de l’opposition, dont Fouta Djalon, ce sont des Peulhs. Evidemment, le fait qu’une communauté en particulier s’estime victime de violation des droits humains en Guinée ne va améliorer la situation et le vivre ensemble des Guinéens.

Quels sont les risques encourus par Alpha Condé et son camp avec les nombreuses personnes tuées par les forces de défense et de sécurité ?
Cela est une question particulièrement importante en termes de justice. Tout d’abord, ce que demandent Amnesty, les victimes et plusieurs autres organisations, c’est que des enquêtes impartiales et indépendantes soient menées en Guinée pour identifier les auteurs de tous ces homicides illégaux et les traduire en justice. Ce qui n’est absolument pas le cas depuis plusieurs mois. Et ces derniers jours, le gouvernement répond que le temps de la justice n’est pas celui des Ong, ni des médias, mais on sait très bien que ce n’est pas une question de temps, mais vraiment de volonté. On le voit avec la question du massacre du 28 septembre 2009. Ça fait plus de 10 ans maintenant, les autorités avaient promis et annoncé un procès qui n’est toujours pas là. Et après 10 ans, on peut penser que le temps était suffisant. Donc on sait très bien que ce n’est pas une question de temps, c’est une question de volonté politique, d’identifier et traduire en justice ces personnes-là. On en est encore loin. Par rapport à votre question en particulier, ce que risqueraient Alpha Condé et son camp, je crois qu’il y a eu des signalements qui ont été faits à la Cpi (Ndlr Cour pénale internationale) par des avocats du Front national de défense de la Constitution. La Cpi ne peut être compétente qu’en ce qui concerne les crimes internationaux, c’est-à-dire les crimes contre l’humanité. Il ne m’appartient pas de définir si ce qui se passe en Guinée correspond aujourd’hui à des crimes contre l’humanité. Ce qui est certain, c’est que l’ampleur des violences et leur durée dans le temps sont susceptibles de constituer un crime particulièrement grave.

Cellou Dalein Diallo a rejeté les résultats de la Com­mission électorale na­tionale indépendante (Ceni). Il parle de fraudes. Que pensez-vous du scrutin ?
En tant qu’Amnesty international, on ne se prononce pas sur le déroulé d’un scrutin et les questions électorales. On se prononce seulement sur les questions des droits humains. Ce qu’on constate simplement, c’est que comme dans d’autres pays, tout est question de modification de la Constitution, au-delà des questions politiques, principale connaissance des violations des droits humains. C’est ce qui a été constaté en Côte d’Ivoire, en Guinée. On l’a vu également au Burkina Faso il y a plusieurs années. Donc sur le scrutin, on n’a pas de commentaire particulier à faire. On a vu les déclarations des uns et des autres, notamment celles de certains commissaires de la Ceni qui ont expliqué que de nombreux dysfonctionnements ne permettaient pas de considérer ce scrutin comme transparent. En sachant que pour arriver à ce scrutin, il y a eu le Référendum du 22 septembre pour changer la Constitution, et que celui-ci également avait été contesté à l’international. Le scénario est toujours le même. On a une volonté de demeurer au pouvoir qui pourrait reposer ce débat légal sauf que les garanties ne sont jamais suffisantes pour que les scrutins puissent être jugés libres et légaux. Cela entraîne des manifestations qui sont réprimées dans le sang sans justice, et qui amènent évidemment d’autres violences et d’autres révoltes.

Est-ce que ces résultats proclamés par la Ceni sont conformes à la vérité des urnes ?
Je n’ai pas de commentaire particulier à faire concernant les résultats.

La Cedeao a dépêché des émissaires à Conakry pour un dialogue entre les partis. Certains parlent de médecin après la mort. Partagez-vous cet avis ?
Certains parlent de médecin après la mort. Ce n’est en tout cas pas le médecin au moment où il faudrait qu’il intervienne, et on peut même douter que la Cedeao ait jamais été un médecin en ce qui concerne la Guinée. On l’a vu très impliquée sur les questions électorales, celle du fichier électoral, le déroulé des élections, alors que ces élections sont depuis le début très contestées. Donc ce rôle aurait été peut-être au-delà de son implication et de son engagement très poussé sur cette question très sensible de l’élection, on aurait plutôt souhaité qu’elle soit au front si on peut dire, ou en tout cas largement impliqué en ce qui concerne les violations des droits humains, l’appel à la retenue, la nécessité de mener des enquêtes concernant les homicides illégaux, les personnes prises dans les manifestations, appeler les autorités guinéennes à appliquer leurs propres lois et celles internationales, à savoir ne pas interdire les manifestations pacifiques de l’opposition, ne pas permettre que des éléments des forces de défense et de sécurité tirent sur des manifestants ou même sur des émeutiers, à partir du moment où leur vie à eux n’est absolument pas en danger, ni celle d’autrui. Sans compter que les autorités guinéennes ont toujours nié que les forces de sécurité portaient des armes, ce qui est un mensonge. Nous avons montré plusieurs photographies et vidéos qui prouvent qu’elles étaient armées.