«Ils se racontent des anecdotes, à tour de rôle : tel artiste a fait défoncer le trottoir devant le musée… Tel autre a fait remplir la galerie d’ordures… Tel autre encore, en guise d’exposition, a fait démolir la cloison entre l’espace réservé au public et les bureaux dans la galerie qui l’accueillait, etc. (…). Ils se racontent des excentricités d’artistes : comportements bizarres, attitudes provocantes, propos étonnants, exigences renversantes, blagues et dingueries en tout genre… (…). Ces anecdotes ont du sens, en ce qu’elles témoignent de deux inflexions majeures intervenues à l’époque moderne de l’art : d’une part, le privilège accordé à l’originalité plutôt qu’au respect des conventions, ou à la singularité plutôt qu’à la conformité aux traditions ; et d’autre part, le déplacement du regard, des œuvres à la personne ou aux attitudes de l’artiste, de sorte que le travail de singularisation opéré par les artistes sur leur propre personne devient partie prenante de leur œuvre… C’est toute la culture de l’art contemporain qui se construit et se transmet ainsi par les récits d’excentricité – par les anecdotes.»

Nathalie Heinich, Le paradigme de l’art contemporain. Structure d’une révolution artistique, Paris, Nerf/Gal­limard, 2014, p. 18-19.
Des marmites renversées, comme gueules ouvertes justes prêtes à avaler un livre, un dictionnaire médical «badigeonné» (?), cuillères dispersées, des couvercles en déséquilibre sur leur manche comme des toupies à l’arrêt et au finish, la blouse blanche, le stéthoscope pendant sur ses épaules, accrochée à un mur éclairé par une lumière tamisée… le médecin a disparu… emporté par le malade.
Il était une fois Bouna Médoune Sèye (BMS), artiste, photographe, peintre, cinéaste et surtout un bon vivant, plein d’humour ! Ce garçon qui aura connu tous les plaisirs était un honnête homme. Il fait partie de cette génération de jeunes artistes, influencés par le «Grand maître» Joe Ouakam, «touil­leur» en chef de la marmite des idées, disparu il y a tout juste 8 mois, dans cette mouvance de cet atelier flamboyant qu’était «Agit-Art» de Dakar. Il est parti jeune-vieux. 61 ans ! Avec ses rastas blanchis et sa mince barbiche, il avait un look d’avant-garde. Signature : Bkl (Bou Ken Lab !).
Bouna s’est singularisé sans être totalement singulier par rapport aux préoccupations quotidiennes de ses contemporains de tous les bords. Il s’est singularisé par son seul talent fou, et par la qualité inclassable de ses tableaux tout à fait «naïfs», voire rebutants, frôlant les limites perdues du badigeonnage pour ne pas dire du badinage. Et pourtant, ils font penser à tous ces artistes qui, bien avant lui, ne se sont pas fait comprendre avant de disparaître, laissant entre les mains de leurs héritiers des œuvres qui représentent les efforts fournis pour aiguiser leur déplaisir. Un artiste n’a pas vocation de plaire parce qu’il est déjà une profonde complainte sortie du flanc de la population.
Dès lors, il perd toute capacité d’éviter de provoquer «son» pu­blic, jusqu’au dégoût. Parce que l’art n’a de sens que grâce au dégoût qu’il génère, et qui finalement participe de manière incontestable à son institutionnalisation en tant que chose appréciable. N’eut été en partie le dégoût, suscité par la vue de sa propre femme, Mona Lisa, «méconnaissable» sous le pinceau de Leonardo de Vinci, du vrai destinataire de La Joconde, elle ne serait pas là où elle s’est retrouvée aujourd’hui, gardée comme si ce portrait, venu du fond des âges, portait en lui l’essence même du portrait.
BMS ne cherchait pas à se faire comprendre, car il argumentait toujours vouloir «nourrir l’art et ne point se nourrir de l’art». Classé ou pas parmi…, un art reste dans la panoplie de ces choses qu’on dit être de l’art selon des critères déjà scellés dans un langage codifié et souvent inaccessible. Ce sont donc toutes ces «choses» qui structurent l’univers du langage qui articule la mise en demeure des regards, se décroisant tout en regardant les contours du même cadre.
Attention, la naïveté de BMS est donc cette naïveté qui peut dérouter toute forme d’analyse prise dans les fers de la vérification des concordances et des résonances d’avec les canons appris. Parce que Bouna transgresse à chaque fois toutes les formes d’assignation à ressembler à un nihiliste inclassable. Il semblait toujours nous signifier que classé ou pas, un artiste reste toujours dans le corps de l’art, comme pour signifier l’une de ses multiples gangrènes. De toutes les manières, l’artiste est dans nos mentalités un rebut de la société. L’épigraphe qui ouvre cet hommage en restitue une certaine image que beaucoup partagent sans se soucier des subjectivités qui fondent tout jugement de valeur en dehors du vrai contexte de ce que l’on juge.
Bon, Bouna, lui, s’est toujours revendiqué, depuis l’école primaire, comme un «cancre rebelle» au daara occidentalo-français où on lui lisait Guinarou et toutes les autres fables, et contes qui le faisaient rêver d’un «citronnier aux fruits exceptionnellement verts», Dixit BMS.
Jeune enfant provocateur, qui défiait l’autorité parentale pour plonger dans les eaux calmes des Almadies, avec ses amis, afin de rejoindre tonton Issa Mbaye dans son retrait sur l’île emblématique de Ngor, Bouna ne pouvait ni être enferré ni enfermé dans le cercle vicieux des jeux de langage qui gouvernent l’art de manière globale. Il ne pouvait en être autrement parce que l’un de ses inspirateurs, après son maître Joe, est bien Djibril Diop Mambéty, comme lui enfant de Fass, ayant pratiqué l’école buissonnière. Bandit cinéma, photographe de fous et de dormeurs sur trottoirs… Espèces d’Hyè­nes !
La culture perd un de ses grands maîtres pétri de talent, car il réunissait en lui toutes les qualités et tous les dons et surtout celui du talent lui, l’enfant de Fass, partagé entre la France (Marseille, une de ses villes après Dakar, comme Kaolack, la ville de ses grands-parents) et le Sénégal.
Sacré Bouna, avons-nous envie de crier tout haut et tout fort, et en chœur, nous ses orphelins du Le Relais qu’il fréquentait et même hantait… comme si le Bérèb était devenu un espace d’échanges de cette douleur qui ne transpirait pas, mais respirait à grands poumons, achevant de nous prouver une sérénité que requiert toute épreuve face à la mort.
S’en fout la mort ! Parce qu’elle n’entame pas l’œuvre, elle l’historicise en nous l’imposant comme désormais un témoignage et dorénavant laissé en legs communs à toute l’humanité. BMS était une humanité.
Bouna Médoune Sèye représentait certainement une «in­ven­tion au-delà de l’énumération, jaillissement au-delà de la citation, la liberté au-delà de la mémoire». Il n’énumère pas ses œuvres, «il ne cite pas de mémoire», il travaille de l’intérieur ce qui fait de la mémoire ce qu’elle est réellement. Il la met en perspective en prenant ses distances.
Sa silhouette rejoint celle du maître. Ensemble, ils nous laissent entre les mains leur propre et indicible silhouette, à nous d‘honorer leur précieux héritage…
Chemins… «Ce chemin des chemins qui ne mène nulle part», cheminement jusqu’à l’écoulement…
Eau, encre, dans son pinceau ruisselant de gouro qui s’ancre, tout en rompant les amarres… sans briser le nœud global qui unit toutes les gouttes colorées qui s’échappent…en se décomposant sur la toile…
Petites lunettes… écritures qui laissent en filigrane les maux
Douleurs diffuses irradiant le corps sans entamer le geste créateur…
Larges mains qui balancent ce mélange ocre
Mâchures de cola, portraits hachurés…
Suintements, traces, couleurs, points, traits, retraits, courbures en ligne droite sans intersections…
Sur traits portés sur des ports traits (portéré/reporté), tiré-à-part en aparté… sans cimaises…
Offrandes aux «petites gens»… d’en Fass…
Face de rat…
Bou Ken Lab (Bkl)
Ligne habillée se fichant du podium… aucun focus, aucun compte à rebours lorsque débute le conte…
De Joe à Bouna… tous passèrent, tous y passeront n’est-ce pas ?
Et leurs leçons resteront non seulement comme d’immenses buttes témoins de leur vie parmi nous, mais aussi de leurs créativités récréatives et instructives.
Nous nagerons de Yoff à Ngor, et tonton Issa Samb nous affrétera un gaal sur scène.
Le Sénégal et le monde de l’art viennent de perdre une cimaise.
Nous veillerons sur leurs mémoires inoubliables avec leurs «diableries»…
Les mélodies du paradis accompagneront le cortège et nos larmes seront un condensé des couleurs que tu savais allier, malgré tout.

«Zone Rap» et Clap !
Repose en paix «cher maître».
Abdarahmane NGAÏDE et Ibrahima MANE