Professeur de sociologie au Centre national de la recherche scientifique et à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Fatou Sow est aussi la coordonnatrice du Réseau de recherche sur les femmes dans des contextes musulmans et membre du Conseil scientifique du Musée de la femme Henriette Bathily. Ce musée qui tient diverses expositions a également initié, il y a un an, un programme intitulé «Lire sur les femmes et agir !» Lequel programme donne l’occasion, à travers une série de conférences, de discuter des femmes, de leur situation et des questions qui les concernent. Au détour d’une de ses présentations, «Femmes de l’ombre et grandes royales», la sociologue réaffirme la place prépondérante de la femme dans la société africaine.

Qu’est-ce qui a amené le Musée de la femme à initier ce programme «Lire sur les femmes et agir !»
Je tiens, avant de répondre à la question, à rappeler que le musée de la femme est le premier créé en Afrique et le seul au Sénégal. Il a été créé en 1994 par Annette Mbaye D’Erneville dont tout le monde connaît l’activisme et la générosité pour faire valoir les activités des femmes. Donc, ce musée a eu dès ses débuts pour ambition de montrer qui sont les femmes sénégalaises, les femmes africaines. Et à travers le programme «Lire sur les femmes et agir !» initié par Fatou Kiné Camara, enseignante de droit à l’Ucad et ancienne présidente de l’Association des femmes juristes du Sénégal, ce que le musée veut faire, c’est discuter des femmes, leur situation, des questions qui leur sont posées et faire découvrir des auteurs qui s’intéressent à la question des femmes.

En fin janvier, le Musée Henriette Bathily a tenu une conférence sur Femmes de l’ombre et grandes royales, un livre écrit par deux femmes, Jacqueline Sorel et Simone Pierron Gomis, dont vous êtes la préfacière. Qui sont ces deux auteures et comment les avez-vous connues ?
Les deux auteures de cet ouvrage vivent en France. C’est une Française, Jacqueline Sorel, qui a été journaliste et qui a connu énormément de journalistes africains formés en France. Simone Pierron Gomis elle est une Saint-Louisienne et vit actuellement en France. On m’a demandé, puisque j’avais fait la préface du livre, de le présenter. Les deux femmes qui ont écrit ce livre ont toutes les deux travaillé à Rfi pendant plusieurs années. L’une, Jacqueline Sorel, en tant que journaliste et l’autre Simone Pierron en tant que documentaliste. Elles étaient chargées soit de production d’émissions soit de produire de l’information pour les personnes qui présentaient des émissions. Elles ont eu à collecter les textes pour des émissions comme «Mémoire d’un continent» de Ibrahima Baba Kaké. Qui était lui-même historien et qui avait ses propres sources. Elles ont également recherché des ouvrages, des articles… Ce qui fait qu’elles se sont retrouvées à la fin de leur carrière avec une mine de documentation. De documents sur les femmes notamment. Elles ont pensé que c’était bien d’exploiter toute cette documentation sur les femmes dans l’histoire de l’Afrique qu’elles avaient en main. C’est comme cela que ça a commencé.

Qu’est-ce qui vous a amenée à préfacer ce livre ?
Je connais personnellement Simone Pierron Gomis qui est une grande sœur que j’ai connue ici. Elles m’ont demandé de le préfacer parce que, comme je suis sociologue, je travaille beaucoup sur la question des femmes. Je suis spécialisée en études féministes et j’écris. J’ai mené des recherches. J’enseigne sur les femmes. Elles savaient que j’avais un intérêt sur la question. Quand elles m’ont demandé de le préfacer, j’ai accepté parce que je pensais que c’était intéressant. Et j’avoue, après avoir lu les textes, que je me suis prise de passion pour cet ouvrage et pour tous les personnages dont un grand nombre que je ne connaissais pas. Par exemple Nana Triban qui est dans l’histoire de Soundjata Keïta que je ne connaissais pas du tout.

Dans Femmes de l’ombre et grandes royales, il est question de femmes qui ont contribué à l’histoire de leur Peuple, de l’Afrique et de l’humanité. Dans la préface, vous dites qu’il était utile d’amener les femmes sous les projecteurs de l’histoire pour restituer à l’histoire leur histoire. Cela voudrait-il dire que les femmes sont peu représentées dans l’histoire ?
Absolument ! Les femmes sont très peu représentées dans l’histoire africaine. Même quand des griots parlent dans l’histoire sénégalaise, il y a l’histoire des Damel du Cayor ou du Fouta, dans l’ensemble ce qui revient c’est l’histoire des hommes. Et c’est vrai dans toute l’histoire africaine et même mondiale. Les femmes se sont rendu compte qu’en un moment donné, même si elles participaient à ce qui fabrique l’histoire, elles arrivent toujours en deuxième position. Il faut vraiment avoir été une grande impératrice ou quelqu’un qui a dirigé son pays de manière tellement décisive pour qu’on se souvienne d’elle, pour qu’on parle d’elle. La première chose qui est intéressante dans cet ouvrage, c’est qu’elle reprend un grand nombre de femmes que personne ne connaissait. Comme Nana Triban dont j’ai parlé, Taïtu qui vient d’Ethiopie, Tandilé du Swaziland, Nandi au Cap, Ndatté Yalla, il y a Tin-Hinan présentée comme la mère des Touaregs, l’ancêtre des Berbères. L’avantage de l’ouvrage c’est qu’il redonne aux femmes l’épaisseur historique qu’elles n’avaient pas.

Pourquoi est-il si important de défendre la cause des femmes ?
Cet ouvrage fait apparaître des visages de femme, des personnages féminins qui ne sont dans aucun livre d’histoire. Très peu de ces personnages figurent dans nos livres d’histoire. Pour la féministe que je suis, c’est important de redonner aux femmes leur place dans l’histoire. Elles occupent une place dans l’histoire que personne ne connaît. Les travaux d’historiens, on l’a vu avec l’encyclopédie de l’histoire générale de l’Afrique. Assez peu de femmes figurent dans les personnages. L’un des directeurs d’ouvrage faisait d’ailleurs la remarque en disant on est dans une histoire et on se rend compte que les femmes sont très peu présentes quand on parle des mouvements de résistance… On cite des noms d’homme, mais pour ce qui est des noms de femme, il faudra qu’elles accomplissent un tel exploit. On parlera peut-être de Kimpa Vita qui a lutté contre la colonisation portugaise en Angola. Sinon pour les autres, il y a une sorte de grand ombre.

Dans la préface, vous dites ceci : «Ces femmes, bien que mémorables, ont disparu de nos mémoires. Et qu’il y avait urgence et besoin de les retrouver, de collecter leur histoire.» On retient donc que les femmes ont été moins présentes dans l’histoire. N’est-ce pas parce qu’elles ont moins contribué aussi ?
Pourquoi dire qu’elles ont moins contribué ? D’abord, nous sommes dans des systèmes politiques dominés par des hommes. Ce n’est pas que les femmes contribuent moins, mais la place du pouvoir et de statut politique est entre les mains des hommes. On est dans les sociétés patriarcales et même dans les sociétés où le matrilignage est important comme au Cayor où pour être élu Damel il faut que votre mère appartienne à une famille des Fall, ça ne fait pas accéder les femmes elles-mêmes à ce pouvoir. C’est parce que votre mère appartient à une famille régnante donnée. Ça existe toujours dans des systèmes religieux où il y a un héritage du matrilignage important. On le retrouve dans toute l’Afrique de l’Ouest, au Mali ou ailleurs. (Cette transmission matrilinéaire du pouvoir). Les femmes ne sont effectivement pas au sommet de la gestion du politique, mais est-ce que cela veut dire qu’elles ont moins contribué ? Je ne pense pas qu’on puisse le dire ainsi. Elles ont contribué par leur travail, leur participation à l’économie, à la culture, à la fabrication de valeurs morales, sociales, culturelles… C’est comme si on disait aujourd’hui au Sénégal, on a un gouvernement presque exclusivement masculin. On a une Assemblée nationale où on s’est vraiment battu pour qu’on arrive à 43% de femmes. La scène politique au Sénégal est dominée par les hommes. Mais cela ne signifie pas que les femmes n’ont pas contribué à la fabrication du pouvoir. On ne peut pas le dire comme cela. Les femmes font l’histoire et l’écrivent. Il y a des femmes qui posent des actes politiques, des femmes qui ont participé à la lutte pour l’indépendance. Les femmes ont participé dans les luttes anticoloniales, elles ont milité dans les partis politiques, ont participé aux rassemblements pour soutenir les pères des indépendances comme Senghor, Sékou Touré, Houphouët-Boigny. Et d’autres qui, dans leur vie quotidienne, ont fait que la mémoire a circulé. Elles méritent toutes de faire partie de l’histoire.

L’absence des femmes est-elle donc due au fait que l’histoire est généralement écrite par des hommes et non des femmes ?
C’est vrai que les femmes africaines écrivent peu l’histoire. C’est vrai que l’histoire des femmes, c’est maintenant seulement qu’elle commence à être écrite. Mais on note de plus en plus qu’il y a des femmes qui se mettent à écrire.

Dans ce volume, on retrouve le nom de Ndatté Yallé. Comment trouvez-vous la contribution des femmes sénégalaises à ce chapitre de l’histoire ?
Ndatté Yalla accède au pouvoir parce que le père n’est plus là, le frère non plus. A défaut d’hommes, Ndatté Yalla est là et son nom est resté dans l’histoire grâce à la lutte qu’elle a menée contre les Maures. C’est cette histoire héroïque qui fait que son nom est resté. Elle était extrêmement courageuse et dynamique. C’est cet acte de résistance que pose Ndatté Yalla face à la conquête des Maures qui voulaient les réduire en esclaves qui fait que l’histoire a retenu son nom. En Casamance, quand on parle des figures historiques, on donne souvent le nom de Aline Sitoé qui était une prêtresse et qui avait une certaine autorité dans son contexte. Mais elle est surtout connue pour avoir opposé une résistance très ferme au pouvoir colonial français. Elle a tellement résisté que les Français l’ont déportée et elle est finalement morte en Haute-Volta. Les femmes émergent comme leaders quand elles font des actes d’un tel héroïsme que la mémoire collective s’en souvient. Sinon, on a des mères qui sont dans l’histoire, mais elles sont là parce qu’elles sont les mères d’un héros comme Mame Diarra Bousso par exemple.

Mais si la démarche de Aline Sitoé est salutaire, il y a des femmes qui, comme Grace Mugabe par exemple, ont causé la perte de tout un pays. Comment trouvez-vous cela en tant que féministe ?
La femme est aussi un être humain avec sa complexité, ses bons et mauvais actes, son orgueil, sa cupidité, sa bonté et sa générosité. En tant que féministe, je n’idéalise pas toutes les femmes. Le problème ce n’est pas de les idéaliser, mais de réclamer les droits des femmes. Et de faire en sorte que l’impunité ne soit pas sur les actes des hommes qui sont en faute, mais non plus des femmes en faute.
On fait aussi un procès aux féministes en se demandant si la femme a vraiment besoin de revendiquer sa place dans la société…
C’est parce que les femmes ont revendiqué leur place qu’on en est là aujourd’hui. Il y a eu des femmes journalistes. Les femmes ont parcouru un chemin pour que vous soyez là avec votre micro. Dans les années 80, les femmes se sont crues obligées, pour avoir leur place, de créer un mouvement pour voir premièrement l’image des femmes dans les médias. Est-ce que les femmes étaient impliquées ? Est-ce qu’elles étaient actrices dans l’actualité ? Deuxièmement, qui fabrique l’information ? Est-ce que les femmes pouvaient participer à la fabrication de l’information ? Ce fut une bataille trop rude pour qu’aujourd’hui on ait de plus en plus de femmes journalistes. Et de voir que maintenant sur les chaînes, la plupart des gens qui mènent des débats politiques sont des femmes. Pour vous, ça peut paraître banal, mais pour moi ça ne l’est pas. Ça me fascine de voir ces femmes, le nombre de femmes augmenter et de les voir assises à ces postes clés et de poser des questions. C’était des revendications de femmes. Je suis féministe oui. Etre féministe c’est non seulement où en sont les hommes, les femmes. Et être féministe c’est analyser et montrer les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes. Comment les hommes dominent dans la société et comment rétablir les pouvoir d’équilibre. Etre féministe c’est un outil d’analyse et de compréhension. Et parfois d’autres fédérations non féministes appuient le combat sur le droit des femmes. Le quota de 25% est une revendication. Quand on se bat pour la parité et qu’elle est atteinte à 80%, c’est une revendication menée avec des féministes et d’autres femmes. Revendiquer c’est important. L’indépendance a même été une revendication.

Vous parlez de revendication et l’actualité est dernièrement dominée par le procès de Khalifa Sall. Il fut un moment où des femmes se sont levées pour revendiquer sa libération. Elles ont menacé de marcher nues pour qu’il soit libéré. Comment analysez-vous leur attitude ?
Cette attitude ne date pas d’aujourd’hui. Elle est bien ancienne. Il y a eu une grève des élèves en Casamance il y a au moins une vingtaine d’années. C’était vraiment critique. Les jeunes étaient en prison et les femmes ont défilé dans les rues. Elles sont allées voir le gouverneur. Est-ce que le gouverneur les avait mal reçues ou non ? On ne sait pas. Tout ce qu’on sait, c’est qu’en un moment ces femmes ce sont retournées et ont levé leurs pagnes. Elles ont montré leurs parties intimes.

Ce n’est pas une première au Sénégal ?
Non ! Ce n’est pas une première. C’est dans la tradition et dans nos cultures. On entend souvent des gens mettre en garde «damalay djoutou, ou damalay oum». C’est aussi pour les femmes un moyen de régler un problème. Si vous ne m’écoutez pas dans mon honnêteté et dans mon intégrité, en ce moment-là je peux vous montrer des parties intimes et ça a fait un tollé. Il y a eu également un groupe d’Ukrainiennes, les Femen, qui se sont mises seins nus et que beaucoup ont insultées. L’Ukraine étant un pays de dictature comme dans beaucoup de pays de l’Est et face à une église omniprésente, capable de prendre les mesures les plus odieuses sur les populations. Elles se sont mises seins nus pour attirer l’attention. Et ce que les partisanes de Khalifa Sall voulaient faire, c’était sans doute ce coup d’éclat. On peut le juger d’une autre manière, mais moi je le juge de manière très objective. C’est seulement une manière d’attirer l’attention. Nous sommes dans nos droits. Voilà jusqu’où nous sommes capables d’aller. Et au fond, je me dis c’est moins grave parce qu’il y a eu des gens qui se sont immolés devant le Palais. Ce sont des actes extrêmes. Le corps des femmes est tellement sujet à interdits que pour elles, l’extrême c’est cela. C’est une démarche politique. Elles ne l’ont pas fait, mais si elles l’avaient fait la presse mondiale serait là.

Le procureur a requis 7 ans contre Khalifa Sall. Comment voyez-vous cela ?
Mon propos n’est pas d’accuser ou de défendre Khalifa Sall. Il n’y a que la justice qui peut l’expliquer. Est-ce qu’il a détourné la caisse ? Est-ce qu’il ne l’a pas détournée ? C’est un procès judiciaire. Mais mon analyse politique c’est qu’actuellement le pouvoir est en train d’écarter quelqu’un qui pourrait se présenter et qui peut être une menace pour les élections. A mon avis, c’est cela le procès. Le procès est d’abord politique, avant d’être un procès pour oui ou non il y a détournement de deniers publics ou des caisses de la mairie. La question des fonds est un bon prétexte pour le pouvoir de neutraliser un candidat potentiel. Encore, je précise que je ne suis pas pro-Khalifa. Je fais seulement une analyse en tant que sociologue.

En tant que féministe, quels sont les grands défis qui se posent à vous ?
Maintenir les acquis, c’est le premier défi. On a voté la parité, il faut se battre pour que sur toutes les listes électives il y ait la parité. Une fois qu’elles ont été élues, appliquer le règles de la parité. C’est en danger, parce que l’opinion publique masculine est totalement contre et l’opinion publique féminine est peut-être pour, mais hésite. C’est un défi. Si nous ne nous battons pas pour que la parité soit maintenue, nous n’y arriverons pas. Et le défi majeur, c’est qu’une fois qu’on a la parité, qu’est-ce qu’on en fait. A l’Assemblée, il y a 43% de femmes, mais ça ne doit pas seulement être la majorité en nombre, celle qui applaudit. Il faut que les femmes soient capables de défendre des programmes et dans les programmes de défendre leurs droits. Mais les femmes ne peuvent pas le faire toutes seules tant que les hommes ne se battent pas pour que l’Assemblée nationale ne soit pas seulement une chambre d’enregistrement, mais où l’on débat des projets de société, des questions politiques ou de travail. L’autre défi, ce sont les fondamentalismes. On a dans les médias tout un discours sur les femmes qui, à mon avis, est un discours qui comprime les droits des femmes. Il faut déconstruire ce discours. On dit que l’islam a donné aux femmes. Quels sont ces droits ? Au moins, appliquons-les ! Dans ces discours des prédicatrices, on entend souvent que les femmes doivent être soumises, calmes. On idéalise la maternité, l’obéissance à l’homme, de la protection des enfants…