Le Conseil constitutionnel, en sa double qualité de gardien de la Constitution et protecteur des droits et libertés fondamentales, avait rendu deux décisions (affaires Aly Lô et effigie de Wade), lesquelles, a n’en pas douter, ont contribué au renforcement de la démocratie et de l’Etat de Droit au Sénégal.
Cependant, nonobstant la portée de cette jurisprudence, de nombreux citoyens méconnaissent encore le rôle de cette institution. Certains sont même allés jusqu’à contester ses décisions, soutenant qu’ils allaient faire un recours.
Au regard de ces éléments, il est important d’examiner d’abord succinctement les attributions du Conseil constitutionnel et de voir ensuite le fondement de la controverse dont il fait l’objet.
En effet, il y a lieu de retenir que les attributions du Conseil constitutionnel sont strictement définies par la Cons­titution, et ses décisions ne sont susceptibles d’aucun recours.
De ce point de vue, le Conseil constitutionnel a deux principaux pôles de compétence, à savoir :
*Le contentieux électoral,
*Le contrôle de la constitutionnalité des lois.
S’agissant du contrôle des élections et des référendums, le Conseil constitutionnel est compètent pour l’élection présidentielle, les élections législatives et sénatoriales, les référendums, ainsi que pour le contrôle des inéligibilités et incompatibilités.
En matière de référendum, le Conseil détient une double fonction : consultative au préalable et juridictionnelle a posteriori, puisqu’il est chargé d’examiner les réclamations relatives au déroulement du scrutin.
Quant au contrôle de constitutionnalité, il convient de distinguer le contrôle obligatoire (conformité des règlements des assemblées et des lois organiques) de celui exercé à titre facultatif (constitutionnalité des lois ordinaires et des traités ou engagements internationaux).
Par ailleurs, c’est au Conseil qu’il incombe de constater l’éventuel empêchement du président de la République, et il doit être consulté avant que le Président ne soit investi des pouvoirs exceptionnels.
Telle est l’essence des attributions du Conseil constitutionnel.
La question qui se pose maintenant est de savoir pourquoi beaucoup d’esprits sont partagés entre inquiétude et satisfaction par rapport aux décisions du Conseil.
Pour répondre à cette interrogation, il est nécessaire de replacer le Conseil constitutionnel dans son contexte historique.
De ce point de vue, il y a lieu d’avoir à l’esprit que le Conseil constitutionnel a été introduit par «surprise» dans la Constitution du 4 octobre 1958, ce faisant, il constituait une des principales innovations de la Vème République.
Plus de vingt (20) ans après son installation, dans le somptueux Palais loyal, l’institution demeurait contestée, mal comprise, cela en dépit des progrès accomplis.
Par exemple : les premières nominations des membres du Conseil, qui auraient mérité plus d’attention, furent mal accueillies. De même que la contestation porta sur la compétence technique, l’engagement politique et l’âge des membres du Conseil.
Maurice Duverger estime, pour sa part, qu’«il est normal qu’une Cour suprême ne soit pas composée d’adolescents. Mais, on pourrait avoir exagéré dans l’autre sens en composant le premier Conseil constitutionnel de la Vème Répu­blique : sur neuf (9) membres nommés en 1959, cinq (5) avaient plus de 70 ans ; deux seulement moins de 55 ans. La moyenne d’âge dépassait 65 ans, la médiane était de 71 ans. Depuis, la situation n’a fait que s’aggraver naturellement»2.
Le nouveau Conseil va avoir à régler «la querelle du règlement» et à rendre les premières décisions dans le domaine de la répartition des compétences législatives et règlementaires.
Le Conseil constitutionnel, saisi sur la base de la Cons­titution, contraint les assemblées parlementaires, déjà affaiblies à restreindre leurs possibilités d’action et de contrôle de l’action gouvernementale. L’Assemblée nationale et, plus encore, le Senat s’inclinèrent de mauvaise grâce. Ainsi, l’image de marque du Conseil devenait mauvaise au sein de la classe politique, et toute décision de cet organisme était frappée de suspicion. L’opinion publique marquait son indifférence à l’égard du Conseil dont les juristes eux-mêmes n’arrivaient pas à définir la nature juridique3.
Qui ne se souvient pas des apostrophes célèbres lancées à l’encontre Conseil «Mentor parlementaire» ?
Pour le Sénateur Marchacy, son rôle est «de faire souffrir le Droit pour servir le pouvoir»4.
Monsieur Maurice Duverger y voit «un moyen d’action donné au gouvernement sur les assemblées».
Monsieur Georges Lescuyer enseigne qu’il s’agit d’un organe «créé avant tout pour maintenir le Parlement dans une position inferieure».
La solution ne consiste-t-elle pas alors à supprimer cette institution ?
Tel est bien l’avis exprimé de manière péremptoire par feu François Mitterand : «Le Conseil constitutionnel, tel qu’il existe actuellement, doit disparaître au profit d’une Cour suprême composée de magistrats issus de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat, assistés d’élus politiques.
Seule une Cour suprême aura la hauteur de vue, l’indépendance, l’inamovibilité nécessaires pour trancher des problèmes difficiles face au pouvoir exécutif renforcé, et les citoyens verront des lors leurs droits et leur liberté préservés.»5
Suite à deux révisions constitutionnelles qui ont étendu la saisine du Conseil en octobre 1974 et développé son rôle dans la procédure de l’élection du président de Ia République, le Président Giscard d’Estaing est venu, le 7 novembre 1977 au Palais Royal, saluer l’action du Conseil : «Pas de gouvernement des juges mais le règne, tout le règne de la Constitution : c’est ainsi que l’on peut définir l’esprit de vos décisions.»
Invité par le Club de la presse d’Europe n°1, le 21 août 1978, le Premier secrétaire du Parti socialiste affirme : «Le Conseil constitutionnel est une institution à la Napoléon III qui ne devrait pas avoir cours dans la vie démocratique d’aujourd’hui.»
De même que le vice-président du Conseil constitutionnel du Sénégal déclarait : «En 19 ans, nous n’avons été saisis que 6 fois.» Plus loin, il ajoute : «La Constitution est le socle sur lequel repose une mosaïque de valeurs, mais le Sénégal n’est pas un eldorado constitutionnel. II y a quelque part une sècheresse juridictionnelle dans notre pays. Alors qu’en France, après un (1) an de réforme seulement, le Conseil a été saisi 700 fois et il a statué sur plus de 100 cas.»6
Tous ces exemples en matière de prise de position envers le Conseil constitutionnel montrent que l’institution, mal admise au départ, a été contestée malgré un effort appréciable du Conseil pour affirmer son indépendance, assurer la défense des institutions et la protection des libertés publi­ques.
A considérer avec un regard tant soit peu critique les décisions rendues par le Conseil, on ne manque pas d’en tirer une impression de flou juridique et d’ambiguïté politique. Le flou juridique s’explique par le caractère fuyant, insaisissable des principes invoqués par le Conseil à l’appui de ses décisions, et se manifeste par la fragilité fréquente de l’argumentation. L’ambiguïté tient aux visées contradictoires que poursuit une politique jurisprudentielle tour à tour audacieuse et prudente : l’analyse des principales décisions du Conseil constitutionnel montre que sa vigilance a souvent été prise en défaut et que des textes dangereux pour les libertés publiques ont échappé à sa censure.
Ainsi, le Conseil se trouve enfermé dans un dilemme à la fois politique et juridique, l’exposant par là même au grief d’arbitraire et à l’accusation de vouloir gouverner.
Cependant, nonobstant la contradiction (flou juridique et ambiguïté politique) dans laquelle se débat le Conseil constitutionnel, il est à reconnaître que sa jurisprudence a apporté une mutation profonde du Droit public.
Cette mutation dont on n’a pas encore pris conscience se traduit, d’une part, par un bouleversement des données fondamentales du Droit public : principe de légalité/hiérarchie des normes et sources du Droit, et d’autre part, par une tendance à la réunification du Droit public à partir du soubassement constitutionnel qui se développe et conditionne désormais étroitement le Droit administratif, les libertés publiques et les finances politiques, avec les conséquences que cela comporte.
Kossoro CISSOKHO
Docteur en Droit Public
Spécialiste en Administration publique
Certifié de l’Institut international du Droit de Développement de Rome
Expert Juriste
Consultant