«Ce qui est important, c’est d’être féministe.» C’est ce que la professeure Fatou Sow a déclaré face aux journalistes lors de la cérémonie d’ouverture du Symposium international organisé en son hommage. Cette déclaration, aussi simple que puissante, résonne comme un fil rouge dans l’histoire du féminisme sénégalais.
Ses premières figures ont marqué l’histoire par leur engagement à la fois politique, intellectuel, syndical et social, bien avant même que le mot «féminisme» ne soit revendiqué explicitement. Elles ont posé les bases d’un féminisme enraciné dans les réalités locales, croisant les luttes contre le colonialisme, les oppressions patriarcales et les inégalités sociales. A travers des organisations pionnières comme la Fédération des associations féminines du Sénégal (Fafs) en 1977, ou l’association «Yewwu Yewwi» fondée par Marie-Angélique Savané en 1984, elles ont mené des combats décisifs : contre les mutilations génitales féminines, le mariage forcé, pour l’éducation des filles et l’accès des femmes aux sphères civiles et politiques.

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Souvent qualifié de «modéré», leur féminisme était pourtant d’une radicalité lucide, pensée comme une stratégie d’émancipation dans une société patriarcale et postcoloniale. Elles ont osé perturber l’ordre établi et en ont payé le prix : insultes, ostracisation, soupçons d’irréligiosité. La société sénégalaise ne leur a jamais fait de cadeau. Aujourd’hui encore, il est étonnant de les qualifier de «modérées» tant leur engagement était intransigeant. Leur radicalité se mesurait dans leurs actes, dans leur parole, dans leur refus des compromis injustes. C’est en les entendant aujourd’hui qu’on comprend mieux la source et la filiation de notre propre radicalité.

Aujourd’hui, une nouvelle génération d’activistes féministes poursuit ce combat. Nous reprenons presque les mêmes thématiques. Nous ne sommes ni plus radicales ni plus engagées, nous utilisons simplement les outils de notre époque, tout comme elles le faisaient avec les moyens de la leur. Nos luttes s’inscrivent dans une continuité politique, même si elles prennent aujourd’hui d’autres formes. Comme nos aînées, nous faisons face aux critiques, aux attaques, aux tentatives de décrédibilisation et aussi à ce que les théoriciennes appellent un backlash : un retour de bâton contre les progrès arrachés. Ce backlash est systémique, politique, symbolique. Il nous rappelle que l’égalité est toujours à défendre.

Les médias et certains analystes aiment aujourd’hui établir des classifications : féministes «radicales» contre «modérées». Pr Fatou Sow, face à cette tentative de cloisonnement, a simplement répondu : «Ce qui est important, c’est d’être féministe.» Ere féministe, c’est vouloir changer la condition de subordination des femmes. Le féminisme n’a pas besoin de pedigree. Il a besoin de convictions. Il ne se mesure ni au ton, ni à la méthode, ni à la posture : il se mesure à la volonté de justice.

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Il n’y a rien d’étranger dans ce que nous portons. Le féminisme que nous incarnons ne vient pas d’ailleurs. Il est né ici, dans nos rues, nos foyers, nos blessures, nos colères. Mon engagement est ancré dans un contexte, une réalité vécue, un environnement familier. Les théories féministes m’ont permis de donner du sens à ce que je vivais sans pouvoir le nommer : pourquoi, en tant que fille, je devais passer tout mon dimanche à faire le ménage, préparer les repas et laver le linge de toute la famille, pendant que mon frère, lui, allait bruncher avec ses copains au Seras. Ces lectures ont mis des mots sur l’injustice qui m’habitait depuis l’enfance, sur cette répartition des tâches si banale qu’elle en devenait invisible, imposée sans débat, sans choix. Cette prise de conscience a été un bouleversement, une révélation. Elle m’a fait comprendre que mon expérience n’était ni isolée ni anodine : elle était le produit d’un système que beaucoup continuent à nommer la tradition ou la normalité, mais qui n’est en réalité que l’expression d’un déséquilibre profondément enraciné. Ce n’est pas parce que nous sommes les seules à subir que nous avons choisi l’engagement. D’autres femmes subissent aussi -parfois sans le savoir, parfois sans le dire. Certaines ont tellement intériorisé les mécanismes de leur propre domination qu’elles en ont fait des vertus : la patience, la discrétion, le sacrifice. D’autres encore s’accommodent du système, parce qu’il leur garantit des privilèges ou un confort relatif, qu’elles ne veulent pas remettre en cause. Et puis il y a celles qui, comme nous, ont eu un jour ce moment de clarté : ce basculement intime où les évidences s’effondrent et où le personnel devient politique. Ce déclic qui vient parfois d’un livre, d’un échange, d’un vécu. Ce moment où l’on comprend que la douleur qu’on pensait individuelle est en réalité collective. Et que tant qu’une seule femme est réduite au silence, aucune ne peut être pleinement libre.

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Il ne s’agit pas d’inverser les rôles, mais de démanteler les rapports de domination. Pour cela, il interroge un système que l’on appelle patriarcat -cette organisation sociale qui accorde la majorité du pouvoir aux hommes dans la sphère familiale, politique, religieuse ou économique. Ce système produit le sexisme : des comportements ou des lois qui infériorisent les femmes simplement parce qu’elles sont femmes. Il faut aussi parler d’intersectionnalité, concept-clé pour comprendre que toutes les femmes ne vivent pas les oppressions de la même manière. Une femme noire, pauvre ou handicapée subit des discriminations croisées qu’une initiative non inclusive pourrait ignorer. Le féminisme que nous défendons s’appuie aussi sur la sororité -un mot que beaucoup utilisent à leur guise, souvent vidé de son sens. Pourtant, la sororité est bien plus qu’un simple slogan ou une posture affective : c’est une solidarité politique et consciente entre femmes, qui refuse les logiques de rivalité, les compétitions imposées par le patriarcat, et valorise une alliance stratégique entre celles qui subissent des oppressions communes. Cela ne signifie pas que nous devons toutes être amies, ni proches ni d’accord sur tout. La sororité n’est pas une affinité affective obligatoire, mais un choix politique et éthique de ne pas renforcer un système qui nous opprime toutes.

Cet éclairage fait partie des multiples angles que nous devons prendre en compte dans nos analyses et luttes quotidiennes. Le sentier est si vaste, les expériences si imbriquées, qu’aucune analyse ne saurait être réduite à un fait isolé. Tout est lié : nos luttes sont intersectionnelles, nos approches doivent l’être aussi. Chaque trajectoire, chaque parole, chaque vécu mérite d’être entendu dans sa complexité et sa légitimité.

Ce que nous vivons dans l’intimité (la violence, l’amour, la maternité, les rapports de pouvoir dans le couple) est lié à des structures sociales plus larges. Le féminisme révèle l’envers des normes, montre comment ce que nous croyons personnel est en réalité politique. Le féminisme ne s’arrête pas à la porte de la maison ou du couple : il interroge les rapports de pouvoir dans chaque sphère de la vie. Mais que faire, quand on sait que même nos goûts sont politiques ? Il n’y a rien de neutre dans ce que nous aimons, dans ce que nous rejetons : tout est façonné par des rapports sociaux, des hiérarchies, des normes intériorisées. Comprendre cela, c’est accepter que nos combats doivent embrasser la complexité du vécu et ne jamais sous-estimer les influences multiples qui construisent nos subjectivités.

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Nous parlons des féminismes parce qu’ils sont pluriels, vivants, enracinés. Ils traduisent nos luttes, nos espoirs, nos stratégies. Ils ne sont ni une copie ni une importation. Ils sont le prolongement de notre réalité. Si vous comprenez cela, vous saurez qu’il est absurde de dire que cette lutte n’est pas la nôtre. Elle est née ici, de nos colères et de nos blessures.

Le féminisme au Sénégal est un arbre robuste, à racines profondes et à branches multiples. Il est temps de cesser de le caricaturer. Il est temps de reconnaître que chaque voix compte. Il est temps d’arrêter de penser que le féminisme est «une bande de femmes en colère qui veulent devenir des hommes», pour parler comme Hooks. Il faut arrêter de dire que nous détestons les hommes. D’arrêter d’opposer les «bonnes» et les «mauvaises» féministes. Car il n’y a pas une seule manière d’être féministe. Il y a autant de féminismes qu’il y a de femmes, de parcours, de luttes. Et tous sont valides, tant qu’ils visent la justice, la dignité et l’émancipation.

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J’ai passé une semaine à célébrer une des plus grandes figures de ce féminisme, dans un symposium qui a revisité son œuvre, son parcours et ses apports inestimables au mouvement. Pendant plusieurs jours, militantes, chercheur·es et allié·es venu·es des quatre coins du monde ont salué l’engagement sans concession de professeure Fatou Sow, renforçant ainsi le sentiment de continuité, de filiation et de transmission. Et dans ce moment-là, je ressens une immense fierté de me dire féministe. Voir ces femmes, «ces petites victoires» arrachées de haute lutte, ces trajectoires collectives et singulières qui améliorent la vie des autres femmes : tout cela donne du sens à nos engagements. De tout ce que je suis devenue, mon statut de féministe autoproclamée est peut-être ce qui me «fatigue» le plus, ce qui m’épuise parfois, mais c’est aussi ce qui me touche profondément. C’est là que je trouve l’espoir. C’est là que je cherche l’amour -un amour radical, collectif, un amour de justice.
Par Fatou Warkha SAMBE