Ce texte n’est pas de moi. Je retranscris, autant que ma mémoire me l’a autorisé, les paroles du vieux Nama, vétéran d’Indochine. J’ai fouillé dans les cahiers de jeunesse pour revoir mes notes. Je couchais sur papiers nos longues conversations. Mais certains ont été touchés par les eaux de pluie. Il est tombé pas mal d’eau sur Dakar, ces derniers jours. J’ai senti l’urgence de les retranscrire ici pour en garder quelques souvenirs. Nos écrits, c’est comme notre vie. Le péril n’est jamais loin. Au fil des mots piqués au hasard, j’entends sa voix rauque qui grinçait comme les gonds d’une porte mal graissée. C’est une voix des années 90, marquée par la gravité et le flegme.
La seule leçon que nous avons à prendre sur terre c’est de notre propre vie, disait-il. Ne laisse personne te dicter ton propre chemin. Trouve le tout seul. Il terminait ses phrases en se redressant dans son fauteuil balançoire. Et l’ensemble des articulations de son corps craquait. Dans un bruit de bois sec qui cède aux flammes d’un doux feu d’hiver.
Comme tout le monde, il lui arrivait, Nama, d’en avoir marre de tout, d’envoyer tout balader. Ne rien faire, de rester dans son fauteuil et de regarder fixe à travers la fenêtre.
Il y a des gens qui marchent. Il y a des hommes qui fument en marchant. Certains ont des sacs, d’autres ont les mains. Il y a des femmes qui portent des paniers sur la tête, sous les aisselles. Je ne suis plus de ce monde, de ces gens qui se déplacent, disait-il. Ces gens qui ont quelque part où aller. Sinon qu’ils savent partir. On les attend quelque part. Je pars plus. Pour moi la grande affaire de la vie, c’est d’avoir quelque part où l’on t’attend, clamait-il. Etre attendu.
Les autres partent, moi j’attends, répétait-il. J’attends une fin promise. Et à quelle heure viendra-t-elle ? Je ne sais pas ; Ça, ça ne dépend pas de moi.
Avec sa barbe hirsute, il ressemblait à un dernier spécimen d’ours polaire debout sur son dernier carré de banquise, et qui va lancer un dernier cri.
Regardant les gens marcher, il soupirait. Je me demande d’où leur vient cette énergie, cette force de se lever chaque matin pour aller. Il y a sans doute une main amicale qui leur secoue légèrement l’épaule, aller mon grand, lève-toi, il faut y aller. Et le gars se lève, prend une douche ou pas et sort. Cette main amicale n’est plus là. Je me suis demandé toujours si le développement d’un pays dépend du nombre de personnes qui prennent leur bain le matin.
J’ai vécu avec des gens. J’ai eu des parents, des frères et sœurs, des femmes, des amis, des voisins. Tous ces gens où sont-ils aujourd’hui. Que font-ils ? Pourquoi ne viennent-ils pas me serrer la main, prendre un café, discuter, rire parler avec moi. Je reste des semaines sans parler, sans qu’on me parle. Les seuls mots que je prononce sont adressés à moi-même. Quand je me rase : «Vieux soldat, qu’est ce tu attends pour lâcher compagnie…»
Bientôt, c’est pour bientôt…»
Je suis un grand exilé. Je suis exilé des hommes et des femmes qui vivent sur la terre. Je ne serai qu’un solitaire. Que je vive 300 ans, jamais ce sentiment de détresse ne me quittera. Cette angoisse sera là tout ou tard. Je marcherai avec les hommes, je cheminerai avec eux, je retournerai un jour et je ne verrai personne. Je serai seul.
Le ciel était sombre et nuageux. L’orage menaçait. Un sentiment d’urgence régnait dans le quartier aux ruelles étroites. La nuit semblait une menace inexorable qui ne laisserait rien derrière elle… L’humanité est pressée. Comme si personne ne voulait perdre des miettes de temps qui lui restaient, qui restaient à vivre. Dans quelques heures, ce monde ne sera plus habité. Les volets des fenêtres se refermeront sur la dernière scène.