Ce texte, une sorte de portait de Fethullah Gülen, est partie intégrante d’un ouvrage qui était en cours de finition par notre confrère, Pape Samba Kane. Une version en a d’ailleurs été publiée en 2011 – On était loin du pseudo coup d’Etat en Turquie et des accusations de terrorisme visant le guide spirituel – dans les colonnes du défunt journal «Le Populaire». Ses lecteurs jugeront, à travers ce parcours esquissé, si on est là devant un profil de terroriste. Nous laissons le texte tel qu’il avait été publié, avec sa titraille originelle.
Dans le classement «Top 100» des plus grands intellectuels du monde en 2008, il a été classé premier devant Muhamad Yunus, le micro-financier et activiste bangladeshi, classé deuxième ; Tariq Ramadan, le philosophe suisse d’origine égyptienne, huitième ; Umberto Eco, l’écrivain italien, quatorzième ; Garry Kasparov, le grand maître russe des jeux d’échec, dix-huitième, pour ne citer que quelques-uns parmi ceux qui nous sont le plus familiers des vingt premiers du classement.
Fethullah Gülen est un prédicateur turque, présenté par les auteurs du classement – qui procède du vote des lecteurs des magazines Foreign Policy et Prospect ; plus de 500 mille votants sur Foreignpolicy.com – comme un prêcheur islamiste doté d’une grande popularité avec, à son compte, des millions de disciples, mais un homme à la fois vénéré et rejeté dans son propre pays. Les auteurs précisent que pour les uns Gülen est un guide inspiré qui encourage l’adoption d’une vie saine guidée par les principes d’un islam modéré, et pour les autres, il représente une menace pour l’ordre séculaire turc. Celui-ci datant de l’instauration de l’empire Ottoman (1299-1922) par Osman 1er, et que certains veulent dater de la rencontre des Turcs avec l’islam, déjà au 7ème siècle…
Rien qu’en s’arrêtant à Mustafa Kamal Atatürk, fondateur de la Turquie moderne en 1923, quand il sépara pour la première fois de l’histoire de la Turquie la religion de l’Etat, l’ordre turc est si solidement assis sur ses bases que pour qu’un individu puisse lui inspirer des craintes, il faut vraiment qu’il dispose de forces hors du commun. Vu sous cet angle, on pourrait, comme Hitler pour le Pape, ainsi que le veut une certaine histoire, se demander : «Fethullah Gülen, combien de divisions ?».
Les armes de la foi
Eh bien ! Zéro division, mais des années de prédication dans des médersa (écoles coraniques dont lui-même est issu), et des mosquées dans toute la Turquie, des conférences devant une diversité d’interlocuteurs en Turquie et à l’étranger, une quarantaine d’ouvrages tous traitant de, ou inspirés par la foi islamique, dont les titres sont évocateurs – L’éducation religieuse de l’enfant, Questions et réponses sur l’islam, Les fondements de la foi islamique, ou Perles de sagesse ou encore Mohammed : Le messager de Dieu. Des ouvrages qui indiquent la direction résolument islamiste que le philosophe et penseur a choisi de donner à son œuvre. Une démarche assise sur une sincérité cristalline et contagieuse qui a fait dire à un de ses jeunes disciples rencontré dans une des nombreuses universités, écoles et institutions d’enseignements créées sous son inspiration : «Fethullah Gülen a fait entrer avec ses larmes le nom et les enseignements du prophète Mohammed dans nos cœurs.»
Avec ses larmes ? On va y venir…
Né en Turquie orientale en 1941, Fethullah Gülen est un expert islamiste, écrivain et poète prolifique doublé d’un penseur. Il a aussi étudié les sciences sociales et la physique. Devenu prédicateur en 1959, suite à une autorisation de l’Etat turque qui lui a par la suite offert un poste à Izmir en 1966, il a commencé à prêcher dans les grandes villes à partir de ce moment. Prédicateur itinérant, il a l’opportunité de toucher un public urbain préparé à recevoir son discours axé sur les problèmes dominants de son époque. En particulier, il appelle ses interlocuteurs à concilier connaissance intellectuelle et spiritualité dans l’objectif d’atteindre à la sagesse, sans négliger un activisme humain à but humanitaire par la solidarité et le partage à la fois de ses biens et de ses connaissance : «La modestie, l’abnégation, l’altruisme, un esprit de dévouement, être avec le Seigneur même lorsqu’on est avec les gens, vivre pour le bien d’autrui, servir sans rien attendre en retour, et la profondeur de l’esprit et du cœur sans attendre de récompense pour ses intentions et ses actes», écrit M. Enes Ergene dans un livre Le nouveau visage de l’islam : Le mouvement Gülen.
Santé, éducation, médias et foi
Le discours, pourrait-on dire, n’est pas nouveau quoique imprégné des complexités et subtilités d’un islam turc très ancré dans le soufisme. D’ailleurs, il est largement inspiré par cette culture soufie dont la société turque est pénétrée depuis la nuit des temps et dont un des représentants les plus connus en Occident et chez nous est Mevlana Jelal Edin Roumi. Mais les discours de Gülen ne se limitaient pas à la religion et abordaient des questions relatives à l’éducation, à la science, au darwinisme, à l’économie et à la justice sociale. La qualité de ses interlocuteurs s’est élargie au fur et à mesure aux universitaires et intellectuels, aux hommes d’affaires et industriels, commerçants. Ses idées ont fini par inspirer des millions de personnes ordinaires et à les engager corps et biens dans des directions qu’elles n’auraient jamais pensé prendre «dans le seul but de gagner l’agrément de Dieu». On a d’ailleurs pu assimiler le mouvement Gülen, né de son inspiration, à un ordre religieux, mais il s’en est distingué très vite en s’inscrivant dans une série d’initiatives civiles et en cultivant les gens. Certains auteurs ont convoqué le concept «d’ascétisme matériel» cher à Marx Weber dans ses études sur le protestantisme et les religions asiatiques pour tenter de comprendre le mouvement Gülen, mais eux-mêmes concluent que ce dernier s’en distingue en restant «un mouvement organisé par des dynamiques issues de la société civile». Des dynamiques aujourd’hui actives sur les cinq continents avec des adeptes de Fethullah Gülen jusqu’en Afrique du Sud où un de ses disciples, milliardaire, à 80 ans, est parti construire des écoles, après avoir fait au mouvement des dons en biens immobiliers, destinés à abriter des écoles et internats d’une valeur de 150 millions de dollars. Au Kazakhstan et ailleurs, des professeurs de qualité travaillent bénévolement dans des écoles du mouvement au nom des idéaux du maître.
Ce qui est frappant dans la mobilisation réussie par M. Gülen, c’est la profondeur de l’engagement de ceux que l’on est forcé d’appeler ses disciples – eux-mêmes, jusqu’aux plus proches du maître, revendiquent ce statut – mais qui apparaissent comme les continuateurs au plan matériel d’une philosophie religieuse islamiste résolument ancrée dans la tradition, mais ouverte à la modernité dans ses manifestations les plus tendues vers ce que l’on pourrait qualifier d’Ordre mondial dominant.
Fethullah Gülen enseigne à ses disciples qu’il faut maîtriser les questions d’éducation, de santé et relatives aux médias pour asseoir une culture islamique apte à faire face aux défis du monde moderne. Des trois axes de l’action telle que nous en avons eu une perception certainement imparfaite lors de notre séjour en Turquie, l’éducation occupe une place privilégiée.
Des hommes d’affaires voués à Dieu
Au sein d’une confédération regroupant des fédérations d’associations d’hommes d’affaires et comptant plus de 15 mille membres, chaque acteur est mobilisé pour apporter son concours au projet éducatif du mouvement par le biais de parrainages d’étudiants ou de constructions ou participation à des constructions d’infrastructures scolaires, universitaires ou assimilées à travers la Turquie et … le monde. Les écoles Yavuz Selim, bien connues des Sénégalais, sont des émanations du mouvement Gülen et sont, sous diverses appellations, au nombre de 10 mille à travers le monde – du Kazakhstan en Afrique du Sud, en passant par l’Indonésie – dont 120 aux Etats-Unis et plusieurs dizaines en Europe occidentale.
Le mouvement Gülen dont les réalisations comptent un groupe de presse, le plus puissant de Turquie, le groupe Azan, des infrastructures sanitaires dont un hôpital d’une grande modernité à Istanbul, une grande maison d’édition, toujours à Istanbul, adossée à un institut universitaire d’élite dispensant des formations scientifiques comme théologiques à des étudiants triés sur le volet, et qui emploie des écrivains et traducteurs, publiant des périodiques en anglais, en arabe, en russe, à côté de publications en langue turque, n’existe que depuis 1994.
Mais le terme mouvement est récusé par les membres de cette large famille qui lui préfèrent le terme Hizmet que l’on rapprocherait de Voie sans que cela ne soit vraiment exact comme traduction.
En moins de 20 ans, seuls un engagement et une ferveur sans pareil, une conviction inébranlable d’avoir choisi la bonne voie pouvaient produire un tel résultat.
Tous les hommes d’affaires que nous avons rencontrés en Turquie, industriels du textile ou entrepreneurs des Btp, restaurateurs ou commerçants, chercheurs, enseignants et étudiants ont montré un engagement sans concession dans la voie tracée par le maître d’un islam résolument moderne et productif, tout tourné vers la solidarité et l’action caritative désintéressé : «Aider des gens que l’on ne connaît même pas dans le seul objectif de servir l’islam», selon les enseignement de Fethullah Gülen, dit un industriel d’Ankara. Un islam ouvert au dialogue avec les autres civilisations et religions, un islam de paix.
Retraité et retiré aux Etats-Unis depuis une dizaine d’années, certainement pour ne pas gêner les autorités politiques de son pays qui ne doivent pas goûter les enthousiasmes populaires qu’il suscite, M. Gülen concentre ses efforts dans l’établissement d’un dialogue entre différentes idéologies, religions et cultures. En décembre 1999, il avait produit un article, La nécessité du dialogue interreligieux, qui a été présenté au Parlement des religions du monde au Cap, en Afrique du Sud. Au Pape Jean Paul II qu’il a rencontré, M. Gülen avait fait une proposition pour sortir de la crise au Moyen-Orient axée sur le dialogue entre les trois religions révélées sur cette terre sainte. Il y écrivait entre autres ceci qui indique une direction pour comprendre la force de sa philosophie : «L’Humanité a parfois renié la religion au nom de la science et renié la science au nom de la religion, affirmant qu’elles présentaient des visions conflictuelles. Toute la connaissance appartient à Dieu et la religion vient de Dieu. Comment donc les deux peuvent-elles être en conflit ?… Nos efforts conjugués pour un dialogue interreligieux peuvent faire beaucoup pour améliorer la compréhension et la tolérance entre les peuples.»
Cet homme ouvert et à l’écoute des autres religions est cependant tellement en osmose avec la sienne que quand il prêche, il pleure. Nous avons vu une vidéo de lui dans un de ses instituts où viennent le suivre des gens de toute condition, où il parlait du devoir de tout musulman de travailler à réaliser ce vœu du prophète attesté par un hadith de voir son nom connu à travers le monde «de là où le soleil se lève, jusque-là où il se couche». Sur ce thème-là, Fethullah Gülen a pleuré de chaudes larmes tout au long de son prêche, essuyant les torrents de larmes sur son visage avec un mouchoir, entre deux sanglots mal étouffés.
C’est avec ces larmes là que, comme nous l’a dit ce jeune Turc ayant grandi en France, rencontré dans un institut à Istanbul et parlant un français parfait, Fethullah Gülen, Hocaefendi (lire Hogéfendi -notre guide) comme ils disent tous, chaque fois après avoir prononcé son nom, a mis la foi dans le cœur de ses auditeurs.
Cette foi qui soulève des montagnes…